Ma main s’arrêta. Une dénivellation, juste derrière la poutre verticale. Mes ongles s’insinuèrent dans la faille, soulevèrent une planche. Je glissai ma main dessous — manœuvre à l’aveugle, joue collée sur le madrier. Un contact familier : un sachet plastique, contenant plusieurs objets. Je parvins à l’extraire de la trappe.
Un paquet enroulé dans un film plastique transparent, lui-même scellé par plusieurs tours de ruban adhésif. Je calai le sachet sous mon bras, crachai mon Cyalume puis, après un demi-tour sur mon perchoir, repartis vers la rambarde.
Sur le sol, je dépiautai ma trouvaille, après avoir enfilé des gants de latex. Je craquai un nouveau tube et contemplai mon trésor. Un crucifix inversé. Une bible aux pages souillées. Des hosties tachées. Une tête de démon oriental, noire et hostile. Je lâchai mon Cyalume et murmurai une prière à Saint-Michel l’Archange :
… et vous, prince de la milice céleste, repoussez en enfer, par la vertu divine,
Satan et les autres esprits malins qui errent dans le monde pour la perte des âmes…
J’y étais. En plein.
Sylvie Simonis vénérait le diable.
Elle lui avait sacrifié son enfant, au nom d’un pacte ou d’un autre délire…
J’empaquetai le butin, le roulai dans mon manteau et me relevai. Secoué de tremblements, je me frottai les bras, les épaules. J’avais trouvé ce qu’il y avait à débusquer dans cette maison.
Maintenant que c’était une certitude — je foulais le territoire du diable —, je devais discuter avec un homme qui me mentait depuis le début. Un homme que Manon et Thomas, deux enfants qui se croyaient menacés par le Malin, étaient forcément allés voir.
Le seul qui avait pu les écouter.
— Qu’est-ce qui vous prend ?
J’attrapai le père Mariotte par les revers du maillot et le plaquai contre la porte d’un casier. Il était en train de plier les dossards de son équipe. La sacristie ressemblait à un vestiaire. Deux rangées de compartiments en fer, un banc central, surmonté d’une structure de portemanteaux.
— C’est l’heure de vérité, mon père. Il va falloir vous allonger, sinon, je risque de m’énerver. Vraiment. Soutane ou pas soutane.
— Vous êtes fou ?
— Vous avez toujours su pour Manon et Sylvie.
— Je…
— Vous saviez que le danger était là. Que le mal habitait cette baraque !
D’un geste de fureur, je le fracassai à nouveau contre les casiers. Il glissa et s’affaissa sur le sol. Il serrait contre lui ses dossards. Sa lèvre inférieure tremblait. Des veines palpitaient sur ses tempes. Sa peau virait au violacé. Je lui fourrai ma carte sous le nez :
— Je ne suis pas journaliste, mon père. Pas du tout. Alors, il est temps de vous mettre à table, avant que je vous inculpe pour complicité de meurtre. Quid tacet concentirevidetur !
La phrase latine — » qui ne dit mot consent »- parut l’achever. Il happait l’air comme un poisson sur le sable. Ses paupières ne cessaient de cligner.
— Vous…
— Thomas est venu vous voir. Il vous a prévenu que Manon était menacée, que sa mère était une cinglée de Satan. Mais vous n’avez pas pris ces histoires au sérieux. Vous êtes un prêtre moderne, non ? Alors, vous…
Je m’arrêtai. Son expression s’était figée en une grimace de stupeur.
— Sylvie Simonis possédée ? bredouilla-t-il. Qu’est-ce que vous racontez ?
Il y eut un instant de flottement. À l’évidence, il ne voyait pas de quoi je parlais. Je baissai d’un ton :
— J’ai trouvé des objets sataniques dans la maison aux horloges. Thomas Longhini, avant le meurtre, avait averti son entourage. Il parlait d’un diable qui menaçait Manon. Il parlait d’un danger réel. Mais personne ne l’a écouté. (Je plantai mes yeux dans ses pupilles claires.) Il n’est pas venu vous voir, peut-être ?
— Pas lui, non…
Le prêtre se releva avec difficulté et s’assit sur le banc.
— Qui est venu ?
— Sylvie… Sylvie Simonis. Plusieurs fois.
— Dans son état ?
Le père Mariotte fit non de sa tête pantelante. Son expression trahissait la sincérité, et aussi la consternation :
— Sylvie n’a jamais été possédée.
— Qui d’autre ?
— Manon. C’est elle qui présentait des signes de possession.
Quoi ?
— Asseyez-vous, souffla-t-il. Je vais vous raconter.
Je m’écroulai sur le banc à mon tour. L’édifice que je venais de construire s’effondrait une nouvelle fois. Mariotte ouvrit un casier et en sortit une bouteille aux reflets mordorés. Il me la tendit :
— Vous avez l’air d’avoir du cran, mais ça ne vous fera pas de mal. Je refusai et allumai une Camel, en m’y reprenant à plusieurs fois.
Le prêtre s’enfila une gorgée.
— Allez-y. Je vous écoute.
— Sylvie est venue une première fois. En mai 1988. Selon elle, sa fille était possédée.
— Quels étaient les signes de l’emprise ?
— Manon organisait des cérémonies, des sacrifices.
— Donnez-moi des exemples.
— À côté de leur première maison, il y avait une ferme. Les paysans s’étaient plaints. Manon volait des bagues à sa mère. Elle les enfilait sur le cou des poussins. Les bestioles crevaient au bout de quelques jours, étouffés par leur propre croissance.
— Les enfants ont des tendances cruelles. Ça ne fait pas d’eux des possédés.
— Elle avait aussi mutilé sa tortue. Les pattes d’abord, puis la tête. Elle l’avait sacrifiée au centre d’un pentagramme.
— Qui lui avait montré ce signe ?
— Sylvie pensait que c’était son père, avant de mourir.
— Il était impliqué dans le satanisme ?
— Non. Mais il était à la dérive. Selon Sylvie, il voulait corrompre sa fille, par pure perversité.
— Il y avait autre chose entre le père et la fille ?
— Sylvie n’a jamais parlé de ça. Elle affirmait que Manon n’était pas une victime. C’était tout le contraire. Elle était… maléfique.
— Que lui avez-vous dit ?
— J’ai essayé de l’apaiser. Je lui ai donné des conseils spirituels. Je l’ai exhortée à voir un psychologue…
— Elle l’a fait ?
— Non. Elle est revenue, un mois plus tard. Plus agitée encore que la première fois. Elle disait que c’était la maison qui était démoniaque. Que Satan avait jailli d’une des horloges, qu’il habitait maintenant le corps de sa fille. Comment aurais-je pu croire de telles histoires ?
— Manon avait commis d’autres actes sadiques ?
— Elle tuait des animaux. Elle prononçait des obscénités. Quand Sylvie lui demandait pourquoi elle se comportait ainsi, elle répondait qu’elle suivait leurs ordres.
— Les ordres de qui ?
— Des démons.
— Filez-moi votre bouteille. Je bus une rasade. La brûlure s’insinua dans ma poitrine. Je revis la petite fille à la beauté blonde. Elle me paraissait maintenant inquiétante, sournoise, malfaisante. Je rendis la bouteille à Mariotte :
— Cette fois, vous l’avez prise au sérieux ?
— Oui, mais pas de la façon qu’elle souhaitait. Je lui ai ordonné de voir au plus vite, à Besançon, un psychologue que je connaissais.
— Elle vous a écouté ?
— Pas du tout.
— Que voulait-elle ?
— Un exorcisme.
La mosaïque, une nouvelle fois, volait en éclats et dessinait un autre motif. Sylvie avait peur de Manon. Elle avait peur du diable. Elle avait peur de sa maison. Chrétienne fervente, elle se croyait cernée par des esprits qui l’attaquaient à travers ce qu’elle avait de plus précieux : sa fille.
Je repris :
— J’ai trouvé dans leur maison des objets sataniques. Une croix inversée, une bible souillée, une tête de diable… À qui appartenaient-ils ?
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