Des souvenirs de ma première visite à Bienfaisance revenaient : la montagne vive, le triomphe des eaux… Maintenant, tout était noir. Entrelacs de menaces et d’épaisseurs, tourmenté par le vent. Les paroles de Sarrazin dans ma tête, versant à chaque virage, comme des paquets de mer sur le pont d’un cargo en déroute.
Le panneau de la fondation Notre-Dame-de-Bienfaisance apparut. Je fonçai encore. Pas question de sonner à la porte des missionnaires, ni de marcher une demi-heure. Il devait bien exister une autre route, plus haut, menant directement au belvédère. Au bout de deux kilomètres, je tombai sur un sentier qui indiquait la direction de la Roche Rêche — le nom prononcé par Marilyne Rosarias.
Je cahotai encore dix minutes. Un parking de terre rouge sur ma gauche. Une pancarte : « LA ROCHE RÊCHE, 1 700 MÈTRES D’ALTITUDE ». J’ignorai l’aire de stationnement et m’enfonçai un peu plus loin dans les herbes hautes. Réflexe absurde de discrétion. Je coupai le moteur, ouvris la boîte à gants et plaçai les piles données par Sarrazin dans ma torche électrique.
Dehors, le vent me frappa en pleine face. Les bourrasques semblaient vouloir tour à tour m’arracher mon manteau et le faire rentrer dans ma chair. Courbé dans la tempête, je suivis le sentier. Il menait à une esplanade élaguée, ponctuée de tables et de bancs de bois. Plus loin, en contrebas, j’apercevais la plaine qui m’intéressait. Entre les deux, les bouillons noirs des sapins.
Je plongeai dans la forêt, me guidant au seul son de la cascade, qui me parvenait entre deux mugissements du vent. La végétation serrée me résistait. Les branches me déchiraient le visage. Les ronces entravaient chacun de mes pas. Sous mes talons, la rocaille crissait, roulait, à mesure que je franchissais les buissons.
Bientôt, je fus complètement perdu, confondant le bruit de l’eau avec le bruissement des feuillages. Je décidai d’avancer encore, de suivre la pente : elle m’offrirait bien une ouverture.
Enfin, je jaillis des arbres comme d’un rideau de scène et accédai à la clairière. Pur coup de bol. Je m’arrêtai et considérai le décor que je connaissais déjà. Un cercle d’herbes rases, se déployant jusqu’au précipice. Sous la lune, la surface paraissait argentée. Encore quelques secondes pour rassembler mes idées puis je repris ma marche. Longhini-Sarrazin avait dit : « Le diable a signé son crime. » Il y avait donc ici une trace, un indice satanique. Les gendarmes l’avaient-ils trouvé ? Non. Seul Sarrazin était revenu sur les lieux et avait découvert ce détail.
J’étais maintenant au bord de la falaise, comme lors de ma première visite. Je me tournai vers le plateau d’herbe et réfléchis. Les gendarmes — des pros du SR de Besançon — avaient fouillé l’espace avec rigueur, retournant chaque parcelle, chaque touffe d’herbe, selon la méthode en grille. Que pouvais-je faire de plus, moi, seul et en pleine nuit ? Je me concentrai sur les sapins du fond. Ils ressemblaient à une phalange de guerriers noirs. Peut-être que les gendarmes avaient limité leurs recherches à la clairière elle-même…
Personne n’avait pensé à sonder vraiment les bois.
Personne, sauf Sarrazin. Je remontai la pente et stoppai à la lisière des conifères. Le boulot paraissait impossible — dans le noir, scruter le sol, les racines, les troncs. Et pour trouver quoi ? Renonçant à réfléchir, je plongeai dans les ténèbres et allumai ma torche. Je commençai par le centre, dans l’axe où avait été installé le corps, à cent mètres de là. Penché sur le sol, je tentai d’apercevoir quelque chose. Je remontai le long de chaque tronc, écartant les branches, ouvrant les taillis.
Rien. En dix minutes, je n’avais couvert que quelques mètres carrés. Les rameaux des sapins commençaient très bas — s’il y avait quelque chose à découvrir, une inscription dans l’écorce, une mise en scène, cela ne concernait qu’un mètre environ entre la terre et les premières branches. Plié en deux, presque à genoux, je poursuivais ma fouille, me concentrant sur la base des troncs.
Au bout d’une demi-heure, je me relevai. Ma respiration se cristallisait devant moi, en nuages de vapeur. J’étais de nouveau brûlant, mais en même temps cerné, assailli par le froid. Le vent m’atteignait, même ici, à l’abri des branches.
Je plongeai à nouveau, tête la première, sous les aiguilles. Haletant, grelottant, écartant d’une main les épines, palpant de l’autre le bois des fûts. Rien.
Soudain, sous mes doigts, une ligne.
Une longue entaille, tordue, zigzagante.
J’arrachai les tiges pour laisser pénétrer le faisceau de ma lampe. Mon cœur se bloqua.
Distinctement, à coups de couteau, on avait gravé, en lettres aiguës :
JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE.
La signature du diable ? En quinze années de théologie, je n’avais jamais entendu ce terme. Je remarquai un autre détail. La forme heurtée des lettres dans l’écorce. Je reconnaissais l’écriture. Celle de l’inscription luminescente dans le confessionnal. Une même main avait gravé cette signature et l’avertissement : « JE T’ATTENDAIS. »
Je pensais : « Un ennemi, un seul » quand une vibration me passa dans la chair. Mon portable. Sans quitter des yeux l’inscription, je me dépêtrai des branches et trouvai ma poche.
— Allô ?
— Pront…
La voix de Callacciura, mais la connexion était mauvaise. Je me tournai et criai :
— Giovanni ? Ripetimi !
— … Piu… tar…
— RIPETIMI !
Je pivotai encore et attrapai ses paroles, comme emportées par les rafales :
— Je te rappelle plus tard si la connexion est…
— NON ! C’est bon. Tu as déjà du nouveau ?
— J’ai l’affaire. Exactement le même délire : la pourriture, les mouches, les morsures, la langue. Hallucinant.
— La victime est une femme ?
— Non. Un homme. La trentaine. Mais il n’y a aucun doute. C’est le même truc.
Un tueur en série frappait donc à travers l’Europe, selon la même méthode. Un tueur qui se prenait pour Satan lui-même…
— Y avait-il des signes religieux à côté du corps ? Avait-il subi des sacrilèges ?
— Plutôt, oui. Il avait un crucifix dans la bouche. Comme si… Enfin, tu vois le symbole.
— L’affaire, c’est bien en Sicile ?
— Catane, oui.
— La date ?
— Avril 2000.
Je pensai : mobilité géographique, meurtres échelonnés sur plusieurs années, persistance du modus operandi. Aucun doute, un tueur en série. L’Italien reprit :
— Tu veux que je t’envoie le dossier ? Nous…
— Non. Je viens moi-même.
— À Milan ?
— Je suis à Besançon. J’en ai pour quelques heures de route.
— Sûr ?
— Certain. Je ne peux pas t’expliquer par téléphone mais l’affaire prend forme. Un tueur en série, qui se prend pour le diable. Il a frappé ici, à Besançon, en juin dernier. Et sans doute ailleurs encore, en Europe. Je vais contacter Interpol en urgence. Après l’Italie et la France, il…
— Je t’arrête, Mathieu. Le meurtre de Catane, ce n’est pas ton cinglé qui l’a commis.
La connexion perdit de nouveau en qualité. Je cherchai un angle de réception :
— Quoi ?
— Je dis : le crime de Catane, ce n’est pas ton dingue !
— Pourquoi ?
— Parce qu’on tient le coupable !
— QUOI ?
— C’est une femme. L’épouse de la victime. Agostina Gedda. Elle a avoué. Et donné tous les détails : les produits utilisés, les insectes, les instruments. Une infirmière.
— Quand a-t-elle été arrêtée ?
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