— Quelques jours après le meurtre. Elle n’a opposé aucune résistance.
Encore une fois, ma trame volait en éclats. Il était impossible que cette Italienne ait tué Sylvie Simonis puisqu’elle était déjà sous les verrous. Mais il n’était pas non plus possible que deux assassins distincts appliquent une méthode aussi caractéristique.
Je posai mes doigts sur l’écorce gravée, JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE. Qu’est-ce que ça signifiait ? Je hurlai dans le combiné :
— Au New Bristol. Demain matin, 11 heures !
En route, je rappelai Sarrazin et lui confirmai mes découvertes. L’inscription dans l’écorce, l’assassinat de Salvatore Gedda. Maintenant, c’était donnant, donnant : une enquête à deux, avec partage des informations. Le gendarme était d’accord. Pour lui, la piste italienne s’était arrêtée net. Il n’avait récolté que quelques données sur Agostina Gedda, via une connaissance à Interpol, mais n’avait jamais pu poursuivre l’enquête au-delà des Alpes.
Je franchis la frontière suisse à 23 heures et croisai Lausanne aux environs de minuit. L’autoroute E62 longeait le lac Léman. Malgré la tension, l’épuisement, je remarquai la beauté de la rive dans la nuit. Les villes — Vevey, Montreux, Lausanne — ressemblaient à des fragments de Voie lactée qui auraient chu sur les collines.
J’avais appelé plusieurs fois Foucault. Toujours sur répondeur. Je l’imaginais passant un confortable dimanche soir, avec sa femme et son fils, devant la télévision. Par contraste, le froid et l’hostilité de la nuit me paraissaient plus violents encore. Je songeai à mes trois vœux : obéissance, pauvreté, chasteté. J’étais d’équerre. Sans oublier le vœu supplémentaire, celui qui me collait toujours au train : solitude.
Minuit et demi. Foucault rappela. Je lui demandai d’élargir, première heure demain matin, la recherche sur les meurtres aux insectes. Ratisser à l’échelle de l’Europe, contacter Interpol, les services de police des capitales. Foucault promit de faire de son mieux mais l’enquête n’avait toujours rien d’officiel et Dumayet allait lui demander des comptes sur les affaires en cours de la BC.
Je promis d’appeler le Divisionnaire (j’étais censé pointer au bureau dans quelques heures) et raccrochai. Après la ville d’Aigle, les lumières disparurent. On distinguait tout juste, à l’horizon, les masses sombres des Alpes. La route, enveloppée de ténèbres, était déserte. À l’exception de deux phares très blancs qui scintillaient depuis un moment dans mon rétroviseur.
1 heure du matin. Martigny, Sion. Le rempart des montagnes se rapprochait. Je m’engageai dans le tunnel de Sierre. Roulant à plus de cent cinquante kilomètres-heure, je dépassai plusieurs voitures, voyant leurs phares s’éloigner puis trembler dans mon rétroviseur, pour rejoindre les filaments des luminaires. En revanche, les deux feux blanchâtres ne me lâchaient pas. Cent soixante, cent soixante-dix… Les yeux étaient toujours là. Des phares au xénon, qui perçaient le tissu de la nuit comme deux aiguilles.
Les tunnels défilaient. Gueules en arc en cercle, creusées dans la roche ; galeries ajourées, collées au versant ; tubes de verre suspendus à flanc de montagne. Enfin, les phares disparurent. J’en éprouvai un obscur soulagement. Peut-être une simple parano mais l’inscription du confessionnal ne me quittait pas : « Je t’attendais. » Et aussi celle de l’écorce : « Je protège les Sans-Lumière. » L’idée d’un tueur obsessionnel, sur mes pas, n’était pas absurde.
Une nationale à deux voies. À chaque ville, je m’efforçais de ralentir. Visp. Brig. Le cœur du Valais. Le paysage se modifia encore. La route s’étrécit, l’obscurité s’approfondit. Plus de réverbère, plus le moindre panneau. Je ralentis. Je pénétrais dans le col du Simplon.
La route s’éleva brutalement. La neige apparut. Les falaises, des deux côtés de la chaussée, se révélèrent, d’un blanc phosphorescent, comme si on y avait pulvérisé du Luminol. Des brumes d’épines mortes voletaient sous mes roues, les sapins se raréfiaient. Personne en vue.
Mon Audi gîtait dans le vent. Le froid s’insinuait dans la voiture. J’avais hâte de passer de l’autre côté du col et d’amorcer ma descente. Les tunnels se multipliaient encore, nus, sauvages. Anneaux de pierre crevant la paroi, rampe de béton greffée sur le versant, colonnades glissées sous un torrent furieux…
Je commençais à avoir des visions. Les flocons de neige devenaient des oiseaux, des arabesques, des signes chinois, se disséminant devant mon pare-brise. Je renonçai aux pleins phares, la neige formant un écran réfléchissant.
La fatigue se diluait dans mon corps, anesthésiant mes réflexes, plombant mes paupières. Depuis quand n’avais-je pas réellement dormi ? Le changement d’altitude compressait mes tympans, achevant encore de m’engourdir…
Je décidai de m’arrêter de l’autre côté du col, à la frontière italienne, pour dormir quelques heures. Après tout, j’étais en avance sur mon horaire. Je pouvais repartir vers 7 heures pour parvenir à Milan à 10 heures.
D’un coup, ma vitre arrière s’illumina.
Les phares au xénon.
J’accélérai et jetai un regard dans mon rétroviseur. Je ne vis rien à l’exception du halo blanc. Mon poursuivant avait réglé ses phares au maximum. Je revins à la route — je ne voyais rien non plus, la neige redoublant. Et la lumière crevait mon rétro. Je le baissai et me concentrai sur les congères des bords de route, seuls repères pour suivre le ruban de bitume…
Je réussis à distancer les phares. Un virage, et la bagnole disparut. La peur aux tripes, je m’interrogeai. Qui était-ce ? Le tueur de Sartuis ? Quelqu’un d’autre impliqué dans l’enquête ? Ou un simple conducteur agressif ?
Un sifflement me répondit.
Une balle venait de frôler le toit de ma voiture.
Coup d’accélérateur. La panique s’amplifia en moi, bloquant mes sens, mes pensées, mes réflexes. Au danger des balles répondait celui d’une route gelée, aux virages trop serrés.
Malgré moi, je ralentis. La lumière satura de nouveau ma vitre arrière. Durant une seconde, je me dis que j’avais rêvé — le sifflement n’était pas celui d’une balle. Un conducteur concentré sur cette route ne pouvait pas en même temps me tirer dessus. En guise de réponse, un nouvel impact frappa l’Audi, faisant vibrer toute la carrosserie. Ils étaient donc deux. Un chauffeur et un tireur. Parfait tandem pour une chasse à l’homme.
Nouvelle accélération. Une seule idée me dominait : je n’avais aucune chance. Leur voiture semblait plus puissante que la mienne. Ils étaient deux et armés. Et j’étais seul — absolument seul. Mon avenir ressemblait à cette route, fuite en avant sans visibilité, où je courais à ma perte.
Je roulais maintenant la tête dans les épaules, les doigts vissés au volant. Je cherchais en moi, au tréfonds de mon angoisse, quelques parcelles d’espoir. Je me répétai : « Il n’y a pas de casse… Je ne suis pas blessé… Je… »
Ma vitre arrière vola en éclats.
Le froid et la lumière jaillirent dans l’habitacle. À la même seconde, mes roues patinèrent. Le moteur rugit. Je fis une embardée sur la gauche, par l’arrière, puis revins accrocher le sol sur la droite. Une balle encore se perdit dans la tempête. Nouveau coup de volant, puis un autre, jusqu’à retrouver mon axe.
Un tunnel à mon secours. Les luminaires et la route en ligne droite changeaient la donne. Je réglai mon rétroviseur et observai mes ennemis. Une BMW. Une berline aux vitres fumées, dont la carrosserie noire brillait comme celle d’un tank laqué. L’éblouissement des phares m’interdisait de déchiffrer la plaque minéralogique. Je ne pouvais pas voir non plus le conducteur mais le passager cagoulé était sorti à mi-corps, tenant un fusil de précision équipé d’un viseur et d’un silencieux.
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