Je fouillai dans ma veste et sortis le portrait de Luc. L’infirmière regarda la photo. Ses sanglots redoublèrent.
— Oh, mon Dieu…
— Vous le connaissez ?
— Il est venu m’interroger, oui, hoqueta-t-elle.
Je pris le coup au plexus. C’était la première fois, dans cette putain de ville, que quelqu’un reconnaissait Luc.
— Quand exactement ?
— Je ne sais pas. Cet été. En juillet, je crois.
— Il vous a interrogée sur Sylvie Simonis ?
— Oui… Enfin, non. Il en savait plus que vous. Il cherchait une confirmation. Il avait deviné que l’alibi de l’hôpital ne tenait pas. Il disait qu’il y avait eu le même coup dans une affaire célèbre. Francis Heaulme, je crois.
Exact. En mai 1989, Francis Heaulme avait été innocenté du crime d’une quinquagénaire, près de Brest. Il se trouvait soi-disant à ce moment-là au centre hospitalier Laennec de Quimper. Son relevé de températures l’attestait. Plus tard, l’alibi avait été déjoué. Une voix au fond de moi : « Luc est meilleur flic que toi. »
— Qu’est-ce que vous lui avez dit ?
— La même chose qu’à vous. J’ouvris la porte et m’éclipsai.
Une seule pensée battait sous mon crâne. Luc Soubeyras avait trouvé son diable à Sartuis. Et ce diable s’appelait Sylvie Simonis.
Je secouai chaque pendule.
Je palpai, tournai, auscultai chaque socle, chaque mécanisme.
Coffrages ornés, cadrans cerclés d’or, sabliers de bois verni. Pas l’ombre d’une trappe, ni d’un panneau coulissant. J’avais décidé de retourner la maison aux horloges de fond en comble. De ne pas négliger un millimètre dans cette baraque. Si Sylvie Simonis avait vénéré le démon ici, ce culte avait laissé des traces.
Reposant la dernière montre sur son étagère, je dus me rendre à l’évidence. La pêche était nulle. Je balayai l’espace du regard. Devant le pupitre, j’étudiai chaque instrument, retournai la planche, scrutai les pieds. Rien. J’observai les lattes du parquet, la surface des murs. Rien non plus. Aucune paroi pivotante, aucun son creux.
J’ôtai mon manteau. Je grimpai les marches quatre à quatre, fonçai sur la coursive et me jetai dans l’escalier du grenier. Le bureau de Sylvie. J’allais procéder avec rigueur, fouillant chaque pièce en partant du haut pour descendre jusqu’à la cave et au box de la voiture.
Je m’attaquai aux meubles de rangement — l’intérieur, l’extérieur : rien à signaler. Je m’agenouillai, tâtai le dessous de chaque bloc. Pas de faille, pas d’aspérité. Les murs étaient revêtus de toile. Je déplaçai le mobilier vers le centre de la pièce, attrapai un cutter sur la planche à tréteaux et perçai le tissu. Je décollai chaque panneau. Rien. Je frappai le mur en différents points, guettant une résonance. Que dalle. Je me tournai vers le plafond mansardé, tapissé de laine de verre. À grands coups de lame, je crevai la paroi en divers endroits, plongeai ma main à l’intérieur. J’en tirai de grosses poignées de laine et rien de plus. Pas d’objets enfouis, pas d’ouverture dissimulée.
J’arrachai la moquette. J’enfonçai ma pointe dans les rainures du plancher, les suivant patiemment, l’une après l’autre. Nada. J’appuyai sur chaque latte, dans l’espoir d’en découvrir une qui ne serait pas fixée. Sans résultat. Je me relevai, en sueur, et contemplai le sol, le bois nu couvert de touffes de laine, de lambeaux de tissu et de moquette. Une fausse route ?
Je descendis à l’étage inférieur, inspectant chaque marche au passage. La nuit tombait. J’allumai ma torche électrique. Les piles étaient mortes. Merde ! Je me souvins qu’un pack de tubes lumineux Cyalume traînait dans mon coffre. Je dévalai l’escalier et courus jusqu’à ma voiture, garée, encore une fois, au fond de l’impasse. J’ouvris la boîte et fourrai les tubes par poignées dans mes poches. Je rejoignis la maison en longeant l’ombre.
Dans la chambre de Sylvie, je brisai un premier tube. Un halo verdâtre m’entoura. Je coinçai le bâtonnet entre mes dents et attaquai la fouille. Meubles, murs, parquet. Je n’obtins rien de plus que là-haut, sinon une suée supplémentaire.
Je me pris à douter.
Je m’assis en tailleur et m’obligeai à réfléchir au crime machiavélique de Sylvie. L’alibi de l’hôpital. Avait-elle réellement absorbé des œstrogènes à outrance et cultivé la maladie dans son corps ? D’où connaissait-elle le flottement des horaires hospitaliers, à propos du relevé de température ? L’image du diable, jaillissant des aiguilles de l’horloge, revint dans mon esprit. Ce diable, c’était Sylvie elle-même et son alibi était parfait. Elle s’était extraite du temps pour tuer son enfant. Elle s’était échappée de la succession des heures pour commettre l’innommable.
Finalisant son alibi, elle avait imaginé un détail ultime : l’appel du tueur, le soir même, à l’hôpital. Ce fait l’écartait, par une logique naturelle, du cercle des suspects. Pourtant, la machination était simple. Lorsqu’elle était revenue du site d’épuration, elle s’était coulée dans la cabine téléphonique. Elle avait composé le numéro du standard, demandé son propre nom puis, pendant que l’appel était transféré, elle avait rejoint sa chambre et décroché le combiné. Après tout, personne n’avait jamais entendu sa conversation…
Le rire de Richard Moraz résonna dans mes tympans : « Tu me vois, avec mon bide, me glisser dans une cabine ? » Non, je ne le voyais pas mais j’imaginais parfaitement Sylvie, un mètre soixante-trois, cinquante et un kilos, selon le rapport d’autopsie, jouer les fantômes dans l’hôpital.
Ce soir-là, elle avait aussi contacté ses beaux-parents et usé d’un dictaphone pour leur balancer le dernier message. « La petite fille est dans le puits… » Comment avait-elle truqué sa voix ? Pourquoi s’être inspirée des comptines du Jura ? Pourquoi cette sophistication extrême dans le cauchemar ?
Mon tube fluorescent s’éteignit. J’en brisai un nouveau. Je n’avais pas les réponses mais j’éprouvais une conviction d’ensemble. Sylvie Simonis, chrétienne archaïque, avait basculé du côté du Malin. Le diable qui était sur le dos de Manon, c’était elle. Le diable que redoutait Thomas Longhini, c’était elle. Le diable qui hantait la maison aux horloges, c’était encore elle. À moins que ça ne soit l’inverse — qu’elle ait subi l’influence de cette baraque et de ses légendes. Dans tous les cas, Sylvie Simonis avait vénéré Satan et sacrifié sa fille en son nom.
Ce culte avait dû laisser des traces.
Cette maison devait porter l’empreinte du démon.
Dans le couloir, je me livrai au même manège, déchirant les papiers peints, inspectant les parquets. Rien. La salle de bains. En pure perte. Les deux chambres d’amis. Sans plus de résultat. Au rez-de-chaussée, je gagnai la cuisine. Pas l’ombre d’une planque. La salle à manger et ses meubles jurassiens. Le néant absolu.
Retour dans le salon. Je levai les yeux et m’arrêtai sur les deux poutres qui se croisaient sous la charpente, à cinq mètres de hauteur. Inaccessibles. À moins d’enjamber la rambarde de la coursive…
Sur la passerelle, je mordis un nouveau Cyalume et me risquai sur la poutre centrale. À quatre pattes, une main après l’autre, je progressais lentement, évitant de regarder le vide. À chaque avancée, je frappais le bois sur les côtés, en quête d’une niche. Rien, bien sûr. Mais à la croisée des deux poutres, peut-être… Je parvins à l’intersection. Une poutre verticale surplombait l’ensemble, plantée dans la croisée. Je m’assis à califourchon et entourai de mes bras ce pilier central. Je repris mon souffle puis, avec précaution, je cognai chaque paroi, en quête d’une sonorité creuse.
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