Je griffonnai les coordonnées personnelles du psychiatre et remerciai Foucault, qui marmonna en retour :
— Je reste au bureau. Foutu pour foutu, je vais passer l’après-midi dans nos archives, en quête d’un truc qui ressemble, même de loin, à ton meurtre. On ne sait jamais. Je te rappelle.
Sa réaction me fit chaud au cœur. Le ciment de l’enquête nous tenait à nouveau. Je me relevai avec difficulté et rentrai à l’abri dans l’immeuble. Je composai le numéro du psychiatre. Après m’être présenté, j’attaquai franco :
— C’est au sujet de Thomas Longhini.
— Encore ? On m’a déjà appelé hier pour cette histoire.
— C’était mon adjoint. J’ai besoin de précisions.
Il y eut un silence tendu, puis :
— Je ne répondrai à aucune question par téléphone. Surtout sans avoir vu un document officiel. Votre collègue m’a déjà paru très hésitant. Par ailleurs, les gendarmes possèdent un dossier complet sur le sujet. Vous n’avez qu’à…
— Nous avons des éléments nouveaux.
— Quels éléments ?
— Thomas Longhini pourrait être lié aux deux meurtres — celui de Manon, celui de sa mère, Sylvie Simonis.
— Ridicule. Thomas ne peut être impliqué dans un assassinat.
Azoun n’était pas étonné par l’annonce du meurtre de Sylvie. Les gendarmes avaient déjà dû l’affranchir. J’enchaînai :
— Votre opinion sur sa culpabilité : c’est précisément l’objet de mon appel.
Le spécialiste marqua un nouvel intervalle puis proposa, d’un ton plus conciliant :
— Pourquoi ne pas attendre lundi ? Vous m’envoyez un fax et…
— Je n’appelle pas pour vous livrer des chocolats. Il s’agit d’une enquête criminelle. Urgente.
Le silence perdit de son intensité.
— Quel est le nouveau nom de Thomas Longhini ? repris-je.
— Les gendarmes le connaissent. Ils ne vous l’ont pas dit ? Je ne l’ai jamais su.
— Pourquoi l’idée de sa culpabilité vous paraît-elle ridicule ?
— Thomas n’est pas un assassin. C’est tout.
— Il a été suspecté du meurtre de Manon.
— À cause du zèle stupide de vos collègues ! Le pauvre gamin en a vu de toutes les couleurs chez les flics.
— Parlez-moi de son traumatisme. De ses réactions.
— Vous ne m’aurez pas comme ça, commandant. Faxez-moi demain un document officiel, démontrant qu’un juge vous a chargé de cette affaire, et nous parlerons.
— Je veux juste gagner une journée. Si c’est une fausse piste, autant l’abandonner tout de suite.
— Complètement fausse. Et surtout, n’allez pas l’emmerder à nouveau ! Il a eu son compte.
Je surpris sous l’inflexion une corde sensible. Je jouai la compassion :
— Il était vraiment mal en point ?
Azoun soupira, concédant quelques mots :
— Il souffrait d’une forme de distorsion du réel, caractéristique de la puberté. Mon rapport allait dans ce sens. Je l’ai suivi tout l’été.
Je sursautai. Thomas Longhini avait été suspecté en janvier 1989.
— L’été 1989 ?
— Mais non, l’été 1988 !
— Manon Simonis a été tuée le 12 novembre 1988.
— Je ne comprends pas. Vous ne connaissez rien au dossier ou quoi ?
— Expliquez-moi.
— J’ai soigné Thomas avant le meurtre. Ses parents m’ont consulté en mai 1988. Ensuite, au début de l’année suivante, les hommes du SRPJ de Besançon m’ont interrogé. Parce que je connaissais bien Thomas. J’ai d’ailleurs témoigné en sa faveur.
Foucault s’était emmêlé les pinceaux avec les dates. Voyant surgir un psychiatre dans l’affaire, il en avait conclu qu’il avait été consulté en tant qu’expert, ou pour apaiser le gamin traumatisé. Mais Ali Azoun avait traité Thomas un an avant les faits !
Je m’éclaircis la gorge, conservant mon sang-froid :
— Quel était le problème, à cette époque ?
— Ses parents s’inquiétaient. Le gosse tenait des propos délirants. Enfin, qu’ils considéraient comme délirants.
— Par exemple ?
— Il parlait surtout d’un diable.
Je levai les yeux. La montagne me paraissait palpiter, s’entrechoquer avec le ciel.
— Soyez plus précis.
— Il disait que Manon Simonis — il la considérait comme sa petite sœur — était en danger. Qu’un diable la menaçait.
— Qui était ce diable ? Quelle forme prenait-il ?
— Thomas n’en savait rien. En réalité, il voulait que je la voie. Il espérait qu’elle me parlerait plus facilement.
— Pourquoi vous ?
— Je ne sais pas : un adulte. Un médecin.
— Avez-vous contacté sa mère ?
— Non. Je crois… Enfin, selon Thomas, la mère était liée à cette menace.
Des picotements électrisèrent ma nuque :
— Vous voulez dire qu’elle était la menace ?
— C’était plus confus que ça.
— Qu’avez-vous fait ? Vous avez reçu la petite ?
— Non. À ce moment, je n’avais devant moi qu’un adolescent perturbé. Les allusions au diable, à cet âge, c’est classique. De plus, ses relations avec Manon, de cinq ans sa cadette, n’étaient pas claires. Mes séances s’orientaient plutôt vers ce problème. Il s’agit toujours de gérer son désir, vous comprenez ?
— Et vous en êtes resté là ?
— Écoutez. C’est toujours facile de juger les psys après que les événements sont survenus. À chaque récidive, on nous couvre d’insultes, de reproches. Nous ne sommes pas devins !
M meBohn m’avait tenu le même discours. Ces adultes ne pouvaient admettre que les craintes « fantasmatiques » de deux enfants aient pu devenir réelles. Azoun reprit, un ton plus bas :
— Avec le recul, je pense que Manon était effectivement menacée. Mais qu’elle n’acceptait pas cette menace de la part d’un adulte. Voilà pourquoi elle parlait de « diable ». Elle inventait une présence maléfique.
— Pourquoi n’aurait-elle pas admis l’identité de son agresseur ?
— Elle était peut-être programmée pour l’aimer. Il y avait conflit dans sa psyché. C’est assez fréquent dans les cas de pédophilie, par exemple.
— Vous pensez donc que la mère de Manon était dangereuse ?
— La mère ou un proche.
— Thomas n’a jamais prononcé un nom ? Laissé filtrer un indice ?
— Jamais. Il parlait d’un « diable », d’un « démon ».
— Vous avez revu Thomas, ensuite ? Je veux dire : après son inculpation ?
— Dès sa libération, oui. Ses parents voulaient que j’accompagne leur fils dans ces moments difficiles. Eux-mêmes étaient complètement déboussolés.
— Thomas s’en est remis ?
— À mon sens, il était plus solide qu’on l’a dit. Pour lui, le vrai traumatisme, ce n’était pas l’inculpation mais la mort de Manon. Et surtout le fait que personne ne l’avait écouté quand il nous prévenait du danger. Il en voulait à la terre entière. Il répétait qu’il reviendrait. Pour venger Manon.
Ma liste de vengeurs ne cessait de s’allonger : Sylvie Simonis, menant une enquête de quatorze années. Patrick Cazeviel, qui n’avait « pas dit son dernier mot ». Et maintenant Thomas Longhini, qui avait juré de revenir à Sartuis.
— Les parents ont quitté la région, conclut Azoun. Je n’ai pas revu Thomas. Mais encore une fois, je pense qu’il a dû s’en sortir. Voilà. J’en ai déjà trop dit.
Je me pris la tonalité dans l’oreille. Je glissai mon cellulaire dans ma poche et soupesai le soupçon qui venait de passer dans la conversation : Sylvie Simonis impliquée dans le meurtre de sa propre enfant. Non : je préférais rester sur mon idée d’enquête personnelle et de détective privé.
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