Combien de chances de débusquer ici ce que j’espérais ?
Je misai sur une pour mille.
J’ouvris la première porte et scrutai les murs couleur kaki. Des fissures, des marques de crasse, des graffitis enfantins. Certains au feutre, d’autres gravés dans le ciment. « LA MAÎTRESSE ET CONE », « QUEU BITE ZOB », « J’AIME KEVIN ».
Je passai au second compartiment. Un filet d’eau ricanait quelque part, se mêlant aux frémissements des feuilles. Je lus d’autres hiéroglyphes. « sabine suce karim », « enculer »… Des croquis de verges ou de seins étoffaient les textes. À l’évidence, les toilettes servaient aussi de défouloirs.
Troisième cellule. Je sortis de cette nouvelle cabine en me disant que mon idée était absurde. Je poussai la porte suivante et restai pétrifié. Entre deux tuyaux, une ligne maladroite était gravée dans la pierre :
MANON SIMONIS, LE DIABLE EST SUR TON DOS !
Je n’en attendais pas tant. J’avais espéré seulement un nom, une allusion. Je traversai l’esplanade au pas de course, m’engouffrai dans le bloc et grimpai au premier étage. Je tombai sur la directrice dans son bureau.
— Vous me prenez pour un con ?
Elle sursauta. Debout, elle tenait un pulvérisateur à la main, occupée à chouchouter ses plantes vertes.
— Je reviens des toilettes de la cour. Un graffiti mentionne le nom de Manon Simonis.
— Un graffiti ? Dans les toilettes ?
— Pourquoi vous m’avez menti ?
— Vous vous rendez compte ? Dix ans que je demande un budget pour la réfection des…
— Pourquoi ce mensonge ?
— Je… On m’a téléphoné. Pour me prévenir que vous viendriez.
— Qui ?
— Un gendarme. Je n’ai rien compris d’abord mais il m’a parlé d’un policier de haute taille, s’intéressant à Manon. Il m’a ordonné de vous renvoyer aussi sec.
La réponse me calma. Sarrazin anticipait, comme je l’avais prévu, mes faits et gestes.
— Asseyez-vous, ordonnai-je. Je n’en ai que pour quelques minutes.
— Je dois arroser mes plantes. Je peux répondre debout.
— Je ne blâme pas le capitaine Sarrazin, fis-je plus doucement. L’affaire Simonis est un dossier délicat.
— Vous venez de Paris ?
Je la sentais mûre pour le bobard que j’avais déjà servi à Marilyne Rosarias.
— Quand une enquête devient sensible, notre service est contacté. Sectes. Crimes rituels. Les enquêteurs classiques n’aiment pas qu’on fourre notre nez dans leurs procédures. Nous avons nos propres méthodes.
— Je vois. Sylvie Simonis a été assassinée ? C’est officiel ?
— Cette mort a réveillé la première affaire, éludai-je. Vous dirigiez déjà l’école quand Manon était ici ?
M meBohn appuya sur son pulvérisateur, provoquant une brume d’eau. Je répétai ma question.
— À l’époque, j’étais simple institutrice, dit-elle. Je l’ai même eue l’avant-dernière année, en CE1.
— Comment était-elle ?
— Vive. Espiègle. Presque… trop. Son caractère ne collait pas avec son visage d’ange.
— Je croyais que c’était une enfant timide et réservée.
— Tout le monde le croyait. En réalité, elle était dissipée. Toujours en quête d’une bêtise à faire. Dangereuse même, parfois.
— Dangereuse ?
— Elle n’avait pas froid aux yeux. Une vraie risque-tout.
Cette révélation modifiait le contexte de l’enlèvement :
— Elle aurait pu suivre un inconnu ?
— Je n’ai pas dit ça. Elle était en même temps très farouche.
— Comment décririez-vous sa relation avec Thomas Longhini ?
— Inséparables.
— Ils avaient cinq ans de différence.
— L’école primaire et le collège partagent la même cour. Et ils se voyaient à la cité des Corolles.
— Les enquêteurs ont prétendu que Manon n’aurait pu suivre que Thomas ce soir-là. Vous êtes d’accord ?
Elle hésita puis reprit son manège avec son spray. L’odeur de terre humide montait, à la fois fraîche et lugubre. Je songeai à la terre des morts, qui se retournera sur chacun de nous.
— Ils faisaient la paire, c’est sûr. Manon n’aurait pas hésité à suivre Thomas.
— C’est votre hypothèse ?
— Ils ont pu aller au site d’épuration, inventer un jeu qui a mal tourné, oui. Je devais retrouver ce Thomas Longhini, coûte que coûte. J’enchaînai :
— Si on parle d’accident, comment expliquer les menaces du Corbeau ?
— Une coïncidence, peut-être. Sylvie Simonis avait beaucoup d’ennemis. Mais pourquoi remuer tout ça, quatorze ans plus tard ?
— Et vous, à l’école, vous n’avez jamais reçu d’appels bizarres ?
— Si, une fois. Un homme. Il m’a prévenue qu’il avait la plus grosse et qu’il allait me la mettre profond.
Je sursautai : M meBohn avait prononcé cela d’un ton neutre. Elle enchaîna, l’air déçu :
— J’attends toujours.
Je restai ébahi. Elle me lança un regard par en dessous et sourit :
— Excusez-moi. C’était de l’humour.
Je changeai de cap :
— Vous connaissez la maison aux horloges ?
— Bien sûr. Sylvie venait d’y emménager.
— Vous connaissez son histoire ? La légende qui circule à son sujet ?
— Comme tout le monde.
— Dans les toilettes de votre école, on a gravé : « Manon Simonis, le diable est sur ton dos. » Pourquoi a-t-on écrit cela à votre avis ?
— Il y a eu des rumeurs, parmi les élèves.
— Du style ?
— Le bruit s’était propagé qu’un diable pourchassait Manon.
— Quel genre de diable ?
— Aucune idée.
— Pourquoi disait-on cela ?
— Des histoires de gamins. Je ne sais pas d’où c’est parti. Ni ce que ça signifiait au juste.
Elle sourit, d’une manière confuse. Je devinai que cette femme, comme tous ceux qui avaient approché Manon, vivait dans un remords indélébile. Pouvait-on prévoir un meurtre ? Pouvait-on l’éviter ? Elle murmura :
— C’est toujours plus facile de juger après, non ?
Je songeai aux Lilas, à mon erreur d’évaluation qui avait tué deux enfants et rendu orpheline une troisième. Dans une vie d’action, il n’y a pas de place pour les regrets. Je renonçai à lui glisser quelques mots de compassion chrétienne. Je la remerciai et partis.
Dans l’escalier, j’appelai mon répondeur. Aucun message. Que foutaient Foucault, Svendsen, Facturator ? Que foutaient-ils tous ?
11 heures .
Stéphane Sarrazin ne m’attendait pas devant le portail de l’école mais je pouvais sentir sa présence, dans la ville, prêt à me jeter sur l’autoroute. Je courus vers ma voiture puis démarrai à fond, en direction de la cité des Corolles.
Sur les pelouses, le soleil avait attiré des familles. Glacières, canettes et assiettes en carton. Les enfants s’agitaient dans les aires de jeux. Les parents picolaient joyeusement. Derrière, les immeubles des Corolles, avec leurs murs blancs et leurs volets rouges, ressemblaient à des constructions de Lego.
Je me garai sur le parking, en surplomb, puis descendis la pente. Je me glissai derrière la rangée de troènes qui cernait le premier bâtiment, pour éviter les pique-niqueurs, et marchai jusqu’à la cage d’escalier du 15, l’adresse de Martine Scotto, la nourrice de Manon.
Hall étroit, demi-jour. Pas d’interphone. Seulement un panneau, comportant la liste des locataires. Je cherchai le nom : deuxième étage.
Je montai à pied et sonnai. Pas de réponse. Martine Scotto était absente. Peut-être en bas, avec les autres. Je n’avais aucun moyen de la reconnaître. Ma déception était ailleurs. Mon excitation avait brûlé en route. J’étais en train de patauger — et je n’avais plus que quelques minutes devant moi.
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