J’avais déjà entendu des voix déformées artificiellement — par l’hélium, un Vocoder ou tout autre filtre électronique. Elles ne sonnaient jamais comme celle-ci. Elles ne possédaient pas ce caractère détimbré, difforme, mais étrangement… naturel.
Troisième message :
La petite fille est dans le puits,
Malheur à ceux qui n’ont pas cru.
Au fond de l’eau tout est fini
La petite fille ne chante plus…
J’arrêtai la machine. Sans doute l’ultime message, celui qui avait aiguillé les gendarmes vers le puisard. Sylvie avait eu la présence d’esprit de l’enregistrer, alors qu’elle était à l’hôpital. Dans quel état d’esprit pouvait-elle être ? Pourquoi avait-elle laissé sa fille sans protection malgré ces menaces ?
En cherchant le magnétophone, j’avais piqué aussi, dans la bibliothèque de Mariotte, un ouvrage sur les traditions de la région : Contes et légendes du Jura. Au chapitre 12, un passage concernait la fameuse maison aux horloges.
Au début du XVIII esiècle, expliquaient les auteurs, une famille d’horlogers avait construit cette maison sur le flanc d’une colline, pour se protéger des bourrasques glacées du nord et abriter leur travail de patience. En réalité, ils souhaitaient se cacher des regards indiscrets. Ces artisans étaient alchimistes. Ils étaient parvenus à fabriquer des pendules aux vertus magiques. Des rouages si précis, des déclics si infimes, qu’ils ouvraient des brèches dans la succession du temps. Des fissures qui donnaient à leur tour sur un monde intemporel…
Il y avait d’autres versions de la légende. Dans l’une d’elles, les horlogers appartenaient à une lignée de sorciers. Leur demeure avait été construite sur des marécages pestilentiels et les failles de leurs pendules s’ouvraient directement sur l’enfer. Ces « portes » fonctionnaient dans les deux sens. Entre deux chiffres gothiques, les démons pouvaient aussi accéder à notre monde.
La fatigue aidant, j’imaginai, malgré moi, un démon à tête de vampire s’échappant d’une horloge et s’acharnant sur Sylvie Simonis, la mordant, l’empoisonnant, laissant ses propres signatures sur son corps. Satan et la langue coupée. Belzébuth et ses mouches bourdonnantes. Lucifer et la lumière filtrant sous les côtes…
Je balayai ce mauvais trip et continuai ma lecture. Une troisième variante expliquait que les artisans maudits avaient attiré, par leurs recherches, le malheur sur Sartuis. Des faits avérés par l’histoire. Épidémies de peste au XVIII esiècle, choléra et incendies au XIX e, massacres, exécutions et rages meurtrières durant les deux guerres mondiales, sans compter une grippe déferlante qui avait décimé la population en 1920. Dans les vallées qui entouraient Sartuis, il était courant d’attribuer ces fléaux à la maison aux horloges et à son réseau hydrographique empoisonné. Les plus superstitieux la rendaient même responsable de la faillite industrielle du comté.
Je me frottai les yeux. Deux heures du matin. Je ne voyais pas pourquoi je brûlais des heures de sommeil avec ces foutaises. Une question revenait toujours m’obséder : pourquoi Sylvie Simonis était-elle restée dans cette ville de merde, dans cette baraque funeste, avec le fantôme de sa fille ?
Je revoyais le pupitre incliné, les instruments de précision. À quoi pensait-elle, durant ces années, alors que gendarmes et flics pataugeaient joyeusement ? Elle avait conservé la cassette du Corbeau et, sans doute, planqué ailleurs d’autres éléments concernant la fin tragique de Manon. Elle n’avait pas cherché à tourner la page. Pourquoi ?
Soudain, je sus.
Sylvie Simonis cherchait l’assassin, elle aussi. Elle avait mené sa propre enquête, pendant quatorze ans. Avec patience, rigueur, obstination. Elle avait suivi ses propres pistes, écouté ses soupçons. Voilà pourquoi elle était restée dans cette ville hostile où elle n’avait connu que le malheur. Elle voulait vivre près de l’assassin. Elle voulait respirer son sillage — et l’identifier. Oui : cet entêtement correspondait à son caractère tenace et à sa patience d’horlogère. Elle n’avait pas lâché le morceau. Il lui fallait la tête du tueur.
Avait-elle réussi ? Sa mort pouvait constituer une réponse. L’été dernier, d’une manière ou d’une autre, elle avait démasqué l’assassin de sa fille. Mais, au lieu de prévenir les autorités, elle avait voulu le piéger — peut-être l’éliminer de ses propres mains. Les choses avaient mal tourné. Le meurtrier de Manon l’avait sacrifiée à son nouveau rituel. Un sacrifice qu’il avait mûri au fil des années, comme un cancer, au fond de son cerveau.
J’écrasai ma cigarette et lançai au coup d’œil au cendrier rempli de mégots. J’étais plongé dans un véritable brouillard tabagique. J’ouvris les rideaux autour de mon lit. Mon histoire tenait le coup mais il était inutile de la ruminer toute la nuit, sans pouvoir rien vérifier.
J’entrouvris la fenêtre puis éteignis la lumière. Mes paupières battirent, quelques-unes des pendules de Sylvie Simonis m’apparurent. Sabliers en forme d’ellipse, coffres ajourés, figurines de bronze doré tenant un arc, un maillet, une trompette. Je sombrai dans un demi-sommeil alors qu’une partie de ma lucidité s’accrochait encore. Des montres de gousset… Des cadrans cernés de coquillages… Des ornements en forme de feuilles, de globes, de lyres…
Tout à coup, une ombre jaillit des aiguilles d’une horloge. Une silhouette noire, en redingote et chapeau claque. Je ne pouvais voir son visage mais je savais que ses intentions étaient malfaisantes. Je songeai à Méphistophélès. Au Dapertutto des Contes d’Hoffmann. L’ombre se pencha sur moi, la bouche près de mon oreille, et murmura : « J’ai trouvé la gorge. »
La voix n’était pas celle de la cassette mais celle de Luc. Je me redressai, juste à temps pour voir ses yeux, injectés de rouge et de fureur, sous le chapeau. C’étaient les yeux qui m’avaient observé sur le belvédère de Notre-Dame-de-Bienfaisance.
— Des superstitions. De simples superstitions.
— Mais ces fléaux ont existé dans la région ?
— Je ne suis pas historien. Je crois que tout ça est un tissu d’inepties. Vous savez ce qu’on dit sur les légendes : elles ont toujours une origine réelle. À Sartuis, il y a la fumée, mais pas le feu.
À 7 heures du matin, le père Mariotte trempait une tartine beurrée dans son café au lait, avec la mine concentrée d’un biologiste préparant un vaccin. Cinq heures de sommeil avaient reposé mon corps, pas mon esprit.
— Et la maison aux horloges, elle est vraiment construite sur des marécages ?
Mariotte fit une grimace irritée. Je lui gâchais son petit déjeuner.
— Il faudrait vérifier le réseau hydrographique. Je sais que la rocade, un peu plus à l’est, a été édifiée sur des terres humides qu’il a fallu assécher et assainir. Mais la maison dont vous parlez, du moins pour ses fondations, remonte à au moins deux siècles. Comment savoir ? Vous avez vraiment besoin de toutes ces informations ? C’est pour votre reportage ?
Il était bien le seul homme de la ville à croire encore que j’étais journaliste. Superbe exemple de l’isolement de l’Église dans le monde contemporain.
— En réalité, j’écris un livre. Je voudrais planter le décor avec précision.
— Un livre ? (Il me lança un coup d’œil soupçonneux.) Un livre ? Sur quoi, Seigneur ?
— L’histoire des Simonis.
— Je me demande qui ça pourrait intéresser.
— Revenons aux habitants de Sartuis, ils croient à la malchance de la ville ? Au pouvoir de la maison ?
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