Je suivis un chemin de terre et découvris une grande construction de rondins noirs, formant angle droit, et rappelant les ranchs des premiers colons américains, isolés dans des forêts virginales. Dès que je mis un pied dehors, la rumeur des enfants m’accueillit. On était samedi : le centre devait afficher complet.
J’actionnai la poignée et pénétrai dans un réfectoire. Des dizaines de manteaux étaient suspendus. Une baie vitrée s’ouvrait sur une pente d’herbe rase, qui descendait jusqu’à un lac. Une quarantaine d’enfants couraient, s’agitaient, hurlaient, comme si une ivresse particulière montait des pelouses. Je trouvai une nouvelle porte et passai dehors.
Il y avait dans l’air un parfum de joie, d’allégresse irrésistible. Le lac gris, les arbres verts, l’odeur d’herbe fraîche, ces cris qui s’élevaient en clameur… Cette cour de récréation sans limite, éclatante dans l’air froid, remuait en moi une partie enfouie, oubliée. Non pas un souvenir d’enfance, mais une promesse de bonheur, qu’on porte toujours en soi, sans pouvoir jamais la formuler, ni même la concevoir. Un goût de paradis, irraisonné, sans concrète justification.
Une voix stoppa ma rêverie.
Un animateur voulait savoir ce que je foutais là.
Je prétendis être un ami de Cazeviel. On m’indiqua, au-delà de l’aile droite, les bois qui surplombaient le plan d’eau. Je coupai à travers le gazon, évitant un match de foot, contournant une balle au prisonnier, et découvris un nouveau sentier, qui serpentait vers les sapins.
À l’orée de la forêt, un potager déployait ses allées noires et symétriques. Un homme accroupi, près d’une brouette, s’affairait. Je marchai jusqu’à lui, entre les laitues et les pieds de tomates.
— Patrick Cazeviel ?
L’homme leva la tête. Torse nu, il se tenait à genoux, les deux mains dans la terre. Il avait le crâne rasé, des traits réguliers, mais avec quelque chose d’inquiétant. Cette belle gueule avait aussi un côté « Freddy Kruger », le tueur aux lames de fer qui vient éventrer les adolescents dans leur sommeil.
— Patrick Cazeviel ?
Il se mit debout, sans un mot. Ce que j’avais pris pour une illusion d’optique, l’ombre des feuillages sur sa peau, était réel. Fabuleusement réel. L’homme avait le torse entièrement tatoué. Des dessins fiévreux, entrelacés, couvraient sa poitrine et ses bras. Deux dragons orientaux grimpaient sur ses épaules ; un aigle déployait ses ailes sur ses pectoraux ; un serpent bleu nuit s’enroulait autour de ses abdominaux. Il ressemblait à une créature recouverte d’écailles.
— C’est moi, dit-il en lançant une laitue dans sa brouette. Vous êtes qui ?
— Je m’appelle Mathieu Durey.
— Vous êtes de Besançon ?
— Paris. Brigade Criminelle.
Il me détailla, sans se gêner. Je songeai à ma propre allure. Le manteau flottant, le costume froissé, la cravate de travers. Nous étions aussi caractéristiques l’un que l’autre — le flic et l’ex-taulard. Deux caricatures dans le vent d’après-midi. Cazeviel esquissa un sourire :
— Sylvie Simonis, hein ?
— Toujours. Et sa fille, Manon.
— On est un peu loin de votre juridiction, non ?
Je souris en retour et lui offris une cigarette. Il refusa d’un signe de tête.
— Ce que je propose, dis-je en allumant la mienne, c’est une conversation amicale.
— Je suis pas sûr de vouloir des amis dans votre style.
— Quelques questions, et je retourne à ma voiture, vous à vos salades.
Cazeviel scruta le lac qui se déployait sur ma gauche. Argent gris et bleu du ciel. Il ôta ses gros gants de toile et les frappa l’un contre l’autre.
— Café ?
— Avec plaisir.
Il se laissa choir sur un tas de terre et tendit le bras derrière la brouette. Il attrapa un Thermos et un gobelet. Il dévissa le capuchon de la bouteille, qu’il retourna pour obtenir une deuxième tasse. Il y versa avec précaution le café. Je voyais ses muscles jouer sous ses tatouages. Il avait quarante-cinq ans, je le savais par les articles, mais son corps en paraissait trente.
Je saisis le gobelet qu’il me tendait et m’installai sur un amas de glaise. Il y eut un silence. Cazeviel semblait insensible au froid. Je songeai au gosse orphelin, qui avait fait un serment à Sylvie Simonis.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Comme tout le monde.
— Mec, c’est de l’histoire ancienne. Y’a longtemps qu’on m’emmerde plus avec ça.
— Ce ne sera pas long.
— Je t’écoute.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à avouer le meurtre de Manon ?
— Les gendarmes.
Je bus une gorgée de café — tiède, mais bon — et pris un ton ironique :
— Ils vous ont secoué et vous avez craqué ?
— C’est ça.
— Sérieusement, qu’est-ce qui vous a pris ?
— Je voulais les faire chier. Pour eux, j’étais forcément coupable. Ils en avaient rien à foutre que Sylvie soit pour moi comme une sœur. Pour ces connards, y avait que mon casier qui comptait. Alors, je leur ai dit : « O.K., les mecs, coffrez-moi. » (Il croisa ses deux poignets, attendant les menottes.) Je voulais les pousser jusqu’au bout de leur logique de merde.
Cazeviel parlait avec une lenteur, une indolence troublante. Une souplesse qui rappelait les reptiles sur sa peau.
— Avec votre cursus, c’était plutôt risqué, non ?
— Le risque, je vis avec.
L’homme ressemblait bien au protecteur que j’avais imaginé. Un ange gardien, mais inquiétant, menaçant. Je revins sur un détail qui me préoccupait :
— En 1986, vous sortiez de prison.
— C’est dans mon CV.
— Sylvie était mariée, mère de famille, brillante horlogère. Vous aviez des contacts avec elle ?
— Non.
— Comment l’avez-vous retrouvée ? Elle ne portait plus son nom de jeune fille.
Il me regarda avec curiosité. L’ennemi était donc plus dangereux qu’il n’avait cru, mais cette découverte ne semblait lui faire ni chaud ni froid. Il sourit :
— Ta clope, ça tient toujours ?
Je lui offris une Camel. J’en repris une au passage.
— Je vais te faire une confidence. Un truc que j’ai jamais dit à personne.
— En quel honneur ?
— Je sais pas. Peut-être parce que t’as l’air aussi allumé que moi. Après la taule, je me suis installé à Nancy, avec des collègues. Notre tactique, c’était d’attaquer la Suisse. Chaque nuit, on passait la frontière en douce. De l’autre côté, une bagnole nous attendait. On cassait à Neuchâtel, Lausanne… Genève même, parfois.
Je passai au tutoiement :
— N’oublie pas que je suis flic.
— Y’a prescription, mon gars. Bref, on a compris qu’il y avait aussi du blé à se faire de ce côté-ci de la frontière, dans certaines baraques de notables. Sartuis, Morteau, Pontarlier… Une nuit, on a cassé un atelier bizarre, rempli d’horloges précieuses. C’est alors que j’ai vu les photos. Des photos de Sylvie et de sa fille. Putain : j’étais chez elle ! L’amour de ma jeunesse, qui s’était mariée et qui avait une petite fille.
Il prit une taffe, pour digérer, encore une fois, sa surprise — et son amertume.
— J’ai dit aux autres de tout remettre en place. Y’a eu un peu de chahut mais ils se sont calmés. Après ça, j’ai recontacté Sylvie.
— Elle était déjà veuve, non ?
Il souffla sur l’extrémité incandescente de sa cigarette, qui passa au rose vif :
— Je me suis fait des idées, c’est vrai. Mais nos routes pouvaient plus se croiser.
— En tant que chrétienne, elle te sermonnait ?
— Pas son genre. Et elle était pas assez naïve pour penser qu’avec quelques baratins de curé, j’allais reprendre le droit chemin. M’enterrer dans une scierie, pour un salaire de misère.
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