— En train de mourir d’un cancer de la gorge. À Jean-Minjoz, l’hôpital de Besançon.
Chopard remplit à nouveau mon verre puis tendit son briquet pour allumer ma cigarette. La tête me tournait :
— Les beaux-parents ?
— Ils sont installés en Suisse romande. Inutile de les appeler. Je me suis déjà cassé les dents. Ils ne veulent plus entendre parler de cette histoire.
— Dernière question, à propos de Manon : sur la scène de crime, il n’y avait pas de signes de satanisme ?
— Des croix, des trucs comme ça ?
— Ce genre-là, ouais.
Je vidai mon gobelet. En renversant la tête, je partis en arrière. Je me retins à la table, comme à un bastingage. Je crus que j’allais vomir sur mes chaussures.
— Personne n’en a jamais parlé. (Chopard se pencha, intrigué :) T’as une piste ?
— Non. Et sur le meurtre de Sylvie, vous avez votre idée ?
Il remplit encore une fois nos verres.
— Je te l’ai déjà dit : c’est le même tueur.
— Mais quel serait le mobile ?
— Une vengeance, qui s’applique à quatorze ans de distance.
— Une vengeance pour quoi ?
— C’est la clé de l’énigme. C’est ça qu’il faut chercher.
— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour frapper à nouveau ?
— À toi de trouver la réponse. T’es bien ici pour ça, non ?
Je fis un mouvement incertain et crus de nouveau perdre l’équilibre. Tout devenait spongieux, instable, oscillant. J’avalai une bouchée de poisson pour enrayer la sensation d’ivresse.
— Longhini pourrait donc être aussi le tueur de Sylvie ?
— Réfléchis un peu. Pourquoi tant de différence entre les deux meurtres ? Parce que le tueur a changé. Sa pulsion criminelle a mûri. En 1988, Thomas Longhini avait quatorze ans. Il en a vingt-huit aujourd’hui. Pour un meurtrier, c’est l’âge crucial. La période où la pulsion criminelle explose. La première fois, c’était peut-être un accident, lié au sadisme d’un jeu. La deuxième fois, c’est un meurtre, perpétré avec la froideur de la maturité.
— Où est-il aujourd’hui ?
— Je te dis qu’on n’en sait rien. Et il sera pas facile à débusquer. Il a changé de nom, il vit ailleurs.
Le soleil avait disparu. Le rendez-vous était terminé. Je me levai, vacillant :
— Vous pourriez m’imprimer vos articles ?
— Déjà fait, mon gars. J’en ai une série toute prête.
Il bondit de sa chaise et disparut dans la maison. Je fixai les reflets de ciel gris sur les pavés de verre qui surplombaient la terrasse : les surfaces dépolies oscillaient comme des vagues.
— Voilà !
Chopard m’apporta une liasse reliée par une bouclette noire. À l’intérieur, était glissée une enveloppe kraft. Je m’appuyai contre la balustrade. Mon cerveau et mes tripes me semblaient baigner dans l’alcool, façon coq au vin.
— Je t’ai mis aussi un jeu de photos. Archives personnelles.
Je le remerciai, feuilletant les documents. Un glou-glou me fit lever les yeux :
— Tu vas pas partir avant le coup du curé !
Je m’arretai dans une clairière, à quelques kilomètres, et respirai l’air glacé. J’attrapai le dossier de Chopard et fis glisser l’enveloppe kraft dans ma main. Les premières photos se chargèrent de me dégriser complètement.
L’émersion de Manon. Des clichés pris dans l’urgence, cadrés de travers, fixés par le flash. L’anorak rose, le métal du brancard, la couverture de survie, une main blanche. Un autre cliché. Un portrait de Manon, vivante. Elle souriait à l’objectif. Un petit visage ovale. De grands yeux clairs, curieux, avides. Des cheveux blonds, presque blancs. Une beauté spectrale, fragile, comme surexposée par la clarté des cils et des sourcils.
La photo suivante représentait Sylvie Simonis. Elle était aussi brune que sa fille était blonde. Et d’une beauté singulière. Des sourcils touffus à la Frida Kahlo. Une bouche large, ourlée, sensuelle. Un teint mat, cadré par une coiffure à l’indienne. Seuls les yeux étaient clairs. Deux bulles d’eau bleutée, comme prisonnières des glaces. Curieusement, la petite fille semblait plus âgée que sa mère. Les deux êtres ne se ressemblaient pas du tout.
Je levai les yeux. À quatorze heures, le soleil reculait déjà. L’ombre se refermait sur la forêt. Il était temps d’organiser mon enquête. J’attrapai mon cellulaire.
— Svendsen ? Durey. T’as pu jeter un œil sur le dossier ?
— Magique. Ton affaire est magique.
— Arrête de déconner. Tu as trouvé quelque chose ?
— Valleret a fait du bon boulot, admit-il. Surtout sur le plan des bestioles. Il s’est fait aider, non ?
— Un mec du nom de Plinkh, spécialiste de l’entomologie légale. Tu connais ?
— Non, mais c’est bien vu. Le tueur joue avec la chronologie de la mort. Terrifiant, et en même temps virtuose !
— Mais encore ?
— J’ai commencé à lister les acides qu’il pourrait avoir utilisés.
— Des produits difficiles d’accès ?
— Non. Hosto ou laboratoire chimique. Je ne parle pas seulement d’un labo de recherche, mais de n’importe quelle unité de production, tous domaines confondus : des crèmes glacées pour enfants aux peintures industrielles…
J’avais demandé à Foucault de recenser les laboratoires de la région, mais seulement dans le domaine de la recherche. Il fallait élargir le champ.
— Selon toi, c’est un chimiste ?
— Ou un touche-à-tout passionné. Chimie. Entomologie. Botanique.
— Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà.
— J’aurais préféré un vrai corps, avec de vraies blessures ! J’ai mis plusieurs collègues sur le coup, selon leur spécialité. On est tous au taquet. À mon niveau, j’ai repéré une erreur de Valleret.
— Quelle erreur ?
— La langue. Pour moi, il s’est gouré.
— Quoi, la langue ?
— Il ne t’a pas dit qu’elle était sectionnée ?
J’étouffai un juron. Non seulement il ne m’en avait pas parlé, mais je n’avais pas lu le rapport avec assez d’attention. Je maugréai, cherchant mes clopes :
— Continue.
— Selon Valleret, la victime s’est elle-même coupé l’organe, sous le bâillon.
— Tu n’es pas d’accord ?
— Non. Ce serait assez compliqué à t’expliquer mais d’après le volume de sang dans la gorge, il est exclu que la victime se soit blessée elle-même. Soit l’assassin l’a coupée lui-même quand elle était vivante et a cautérisé la plaie, soit, c’est le plus probable, il a pratiqué l’ablation post mortem. À mon avis, c’est la seule blessure provoquée après le décès. Le mec n’a pas fait ça pour le plaisir. C’est un message. Ou un trophée. Il voulait l’organe.
Une référence directe à la parole ou au mensonge. Une allusion à Satan ? L’évangile selon Saint-Jean : « Il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. » Je demandai :
— Et le lichen ?
— Là, Valleret n’a rien foutu. Il aurait dû envoyer un échantillon aux spécialistes de…
— C’est ce que tu as fait ?
— Tout le monde est sur le coup, je te dis. On se démène, mon vieux.
— Tes spécialistes, ils n’ont encore rien dit ?
— À priori, on trouve ça sous la terre, dans l’obscurité des grottes. Mais il faut procéder à des analyses.
Une intuition. La plante luminescente jouait un rôle précis. Elle devait faire la clarté sur l’œuvre du tueur. C’était un projecteur naturel sur la cage thoracique soulevée de larves, rongée de pourriture… Une lumière venue des profondeurs. Un autre nom du diable était « Lucifer », en latin « le porteur de lumière ».
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