L’hypothèse résolvait deux énigmes : l’apparente docilité de Manon à prendre le chemin du site et l’absence de traces sur la terre verglacée, liée au faible poids des protagonistes — des enfants. Mais surtout, cette piste ouvrait un champ de suspects auxquels personne n’avait pensé : les gosses présents ce soir-là dans l’aire de jeux de la cité.
Les flics se concentrèrent sur Thomas Longhini, 13 ans, un garçon plus âgé que Manon, qui était son « meilleur ami ». Chaque soir, l’adolescent la retrouvait au pied de l’immeuble des Corolles. Et ce soir-là ?
Interrogé une première fois, le 20 mai 1989, à la mairie de Sartuis, Thomas avait été relâché. Puis convoqué une seconde fois, début juin, au SRPJ de Besançon avant d’être entendu par le juge de Witt et un magistrat pour mineurs, au TGI. Il avait été placé en garde à vue, sous les conditions drastiques prévues en cas de détention de mineur.
La version officielle était tombée. Thomas Longhini soupçonné d’homicide involontaire. Il avait joué avec Manon, sur le site d’épuration, prenant des risques inconsidérés. La petite fille était tombée par accident. Philippe Setton avait expliqué tout cela aux médias. En conclusion, il avait dû admettre que l’adolescent n’avait pas avoué. « Pas encore », avait-il répété, soutenant le regard des journalistes.
Deux jours plus tard, Thomas Longhini était libéré et les policiers conspués pour leurs méthodes et leur précipitation. Les gendarmes eux-mêmes avaient pris parti pour l’adolescent. Ils avaient pointé l’absurdité du raisonnement policier, insistant sur les menaces téléphoniques. Si Manon Simonis était morte dans un accident, qui avait revendiqué le meurtre avant qu’il ne soit rendu public ? Qui menaçait Sylvie Simonis depuis des mois ?
La piste Longhini fut le dernier acte du dossier. En septembre 89, Jean-Claude Chopard avait cessé d’écrire sur le sujet. Pour tous, l’affaire Manon Simonis était classée — et non résolue.
Je frottai mes paupières endolories. Je n’étais pas sûr d’avoir appris grand-chose. Et il me manquait toujours la pièce essentielle. Pas l’ombre d’une corrélation entre ce fait divers glauque et le meurtre de Sylvie Simonis, commis quatorze ans plus tard.
Pourtant, j’éprouvais le sentiment confus que quelque chose était « passé » pendant ma lecture. Un message subliminal que je n’avais pas su lire. Les enquêteurs, gendarmes ou flics, tous ceux qui avaient approché ce meurtre, avaient dû éprouver le même malaise. La vérité était là, sous notre nez. Il y avait une logique, une structure souterraine, derrière cette affaire, et personne n’avait trouvé la juste distance pour la décrypter.
Une voix résonna dans l’escalier, provenant du rez-de-chaussée :
— T’endors pas sur ma prose. Apéritif !
Chopard m’attendait sur la terrasse, face à un barbecue fumant — de belles truites rosées crépitaient sur les braises. Je me souvenais de ses paniers vides. Le briscard éclata de rire, comme s’il pouvait voir mon expression dans son dos :
— Je viens de les acheter au restaurant d’à côté. C’est ce que je fais à chaque fois.
Il désigna une table de plastique, entourée de chaises de jardin. Le couvert était mis : nappe en papier, assiettes en carton, gobelets et couverts en plastique. J’étais soulagé par un tel service : aucun risque de grincements de métal.
— Sers-toi. Les munitions sont à l’ombre, sous la table.
Je trouvai une bouteille de Ricard et du chablis. J’optai pour le blanc et allumai une Camel.
— Assieds-toi. C’est prêt dans une minute.
Je m’installai. Le soleil nappait chaque objet d’une fine pellicule de chaleur. Je fermai les yeux et tentai de reprendre mes esprits. Les milliers de mots que je venais de lire flottaient dans ma tête.
— Alors, qu’est-ce que t’en penses ?
Chopard déposa une truite croustillante dans mon assiette, agrémentée de frites surgelées.
— Belle prose.
— Déconne pas. Quel est ton sentiment ?
— Vous tirez parfois à la ligne.
Il leva ses couverts géants, assortis au barbecue :
— Je faisais avec ce qu’on me donnait ! Les gendarmes étaient obsédés par le secret. La vérité, c’est qu’ils avaient rien. Que dalle. Ils ont jamais rien eu…
Il fit tomber une truite dans son assiette et s’installa en face de moi :
— Mais l’enquête : qu’est-ce que t’en penses ? Ton avis de flic m’intéresse.
— J’ai vu passer quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.
Chopard frappa le dos de sa main droite dans sa paume gauche :
— C’est ça ! Exactement ça ! (Il se pencha vers moi, après avoir vidé son verre.) Il y a une brume… Une brume de culpabilité, qui flotte sur toute cette histoire.
— Le coupable serait un des trois suspects ?
— Les trois, à mon avis.
— Quoi ?
— C’est mon intuition. J’ai approché chacun des lascars. J’ai même pu en interroger deux, à ma sauce. Je peux te certifier un truc : ils étaient pas nets.
— Vous voulez dire qu’ils auraient commis le meurtre… ensemble ?
Il engloutit une lamelle de chair blanche :
— J’ai pas dit ça. Au fond, je suis même pas sûr qu’un des trois ait fait le coup.
— J’ai du mal à vous suivre.
— Mange, ça va être froid. (Il remplit son verre et le vida en un coup de coude.) Y avait chez chacun d’eux une part de responsabilité. Une sorte de… pourcentage de culpabilité. Disons : trente pour cent. À eux trois, ils formaient l’assassin idéal.
Je goûtai le poisson : délicieux.
— Je ne comprends pas.
— Ça t’est jamais arrivé dans une enquête ? La culpabilité plane sur chaque suspect, mais ne se fixe jamais. Et même quand t’as découvert le vrai meurtrier, l’ombre ne quitte pas les autres…
— Tous les jours. Mais mon boulot est justement de m’en tenir aux faits. D’arrêter celui qui a tenu l’arme. Revenons au meurtre de Manon. Si vous deviez choisir un coupable, ça serait lequel ?
Chopard remplit encore nos gobelets. Il avait déjà vidé son assiette. Il dit :
— Thomas Longhini, l’adolescent.
— Pourquoi ?
— Il était le seul que la petite aurait suivi. Manon se méfiait des adultes. Et je les imagine bien, tous les deux, ce soir-là, filer à l’anglaise, main dans la main. Passer par l’issue de secours ou la cave.
— Vous rejoignez donc la théorie du SRPJ ?
— Le jeu qu’aurait mal tourné ? Je suis pas sûr… Mais Thomas a sa part de responsabilité, c’est clair.
— Si c’est un crime classique, quel serait le mobile de l’adolescent ?
— Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un môme ?
— Vous l’avez interrogé ?
— Non. Après sa libération, ses parents ont quitté Sartuis. Le gosse était chamboulé.
— Les flics l’avaient secoué ?
— Setton, le commissaire, n’était pas un tendre.
— Aujourd’hui, vous savez où se trouve Thomas ?
— Non. Je crois même que la famille a changé de nom.
Je bus une nouvelle gorgée. La nausée se précisait :
— Les deux autres, Moraz et Cazeviel, vous savez où je peux les trouver ?
— Moraz n’a pas bougé. Il est resté au Locle. Cazeviel est dans le coin, lui aussi. Il s’occupe d’un centre aéré, près de Morteau. Je sortis mon bloc et griffonnai leurs coordonnées.
— Et les autres ? Les enquêteurs de l’époque ? Il y a moyen de les rencontrer ?
— Non. Setton est devenu préfet, quelque part en France. De Witt est mort.
J’attrapai mon paquet de Camel pour faire passer le goût du vin.
— Et Lamberton ?
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