Je fis défiler les chroniques. Les gendarmes s’étaient concentrés sur le problème de la voix. Ils avaient essayé des modèles de machines, organisé des séances d’enregistrement, avec des proches des Simonis. Ils avaient soumis ces tests à Sylvie et ses beaux-parents. Aucune des voix ne rappelait celle du Corbeau.
Début décembre, l’affaire avait subitement rebondi.
Courrier du Jura , 3 décembre 1988.
AFFAIRE SIMONIS : UN SUSPECT ARRÊTÉ !
Un coup de tonnerre s’est produit, avant-hier, dans le dossier Simonis. Nous n’en avons été informés que cette nuit car les événements se sont déroulés en Suisse. Le 1 erdécembre, à 19 heures, un homme a été interpellé à son domicile par la police helvétique. Richard Moraz, 42 ans, artisan horloger chez Moschel, au Locle, dans le canton de Neuchâtel.
Selon nos informations, des soupçons pèsent sur l’horloger depuis deux semaines. Son interpellation, sur le territoire helvétique, posait d’évidentes difficultés juridiques. Nos deux gouvernements se sont entendus pour organiser l’inculpation de l’homme et Gilbert de Witt, juge d’instruction, escorté par les gendarmes de Sartuis, a commencé son interrogatoire, de l’autre côté de la frontière.
Qui est Richard Moraz ? Un collègue de travail de Sylvie Simonis, qui n’a jamais accepté la promotion de Sylvie à ses dépens, en septembre dernier. Cette déception coïncide, exactement, avec le début des appels anonymes…
Un tel mobile — la jalousie professionnelle — paraît insuffisant pour expliquer le meurtre. Mais il y a un autre indice : Delphine Moraz, l’épouse de Richard, est salariée des entreprises Lammerie, qui fabriquent justement des transformateurs de voix.
Nous avons découvert, au Courrier du Jura , deux autres faits. Le premier : Richard Moraz n’est pas un inconnu des services de la police fédérale suisse. En 1983, alors qu’il enseignait à l’école d’horlogerie de Lausanne, l’artisan a été accusé de détournement de mineure. Le second : Moraz ne possède pas d’alibi pour l’heure et le jour du meurtre. À dix-sept heures, le 12 novembre, il se trouvait dans sa voiture, sur la route de son domicile.
Ces éléments ne font pas de l’horloger un coupable. Et Moraz n’appartient pas au cercle des proches qui auraient pu convaincre Manon de le suivre vers le site d’épuration. Physiquement, l’artisan est un colosse de plus de cent kilos qui n’a rien de rassurant. Certains murmurent qu’il aurait pu bénéficier de la complicité de sa femme. Le « tueur » serait-il un couple ?
Si Gilbert de Witt n’obtient pas d’aveux, il devra libérer le suspect. Dans tous les cas, le juge et le commandant Lamberton feraient bien de stopper leur stratégie du silence. En étant plus explicites, ils pourraient apaiser les esprits et réduire les soupçons. À Sartuis, la température monte chaque jour un peu plus !
Peu après, Richard Moraz avait été libéré. Son dossier d’accusation était si léger qu’un courant d’air l’aurait fait passer sous la porte. La ville des horlogers avait de nouveau plongé. Les rumeurs continuaient, les opinions se multipliaient. Et Chopard brodait sur cette atmosphère délétère.
À l’approche de Noël, la situation s’était apaisée. Les journaux locaux espaçaient leurs articles. Chopard lui-même se lassait de sa chronique. L’affaire Simonis s’éteignait à petit feu.
Au début de l’année suivante, pourtant, nouveau coup de théâtre. Je relus l’article du 14 janvier 1989.
AFFAIRE SIMONIS : L’ASSASSIN AVOUE !
La nouvelle est tombée hier soir. Sartuis est sous le choc. Avant-hier après-midi, 12 janvier 1989, les gendarmes ont placé en garde à vue un nouveau suspect. Celui-ci a avoué le meurtre de Manon Simonis.
Âgé de 31 ans, originaire de la région de Metz, Patrick Cazeviel est un habitué des services de police. Il a déjà purgé deux peines de prison, respectivement de trois et quatre années, pour cambriolages et voies de fait. Comment les gendarmes de Sartuis sont-ils tombés sur cet homme violent, asocial, à la réputation sulfureuse ? C’est tout simple : Cazeviel est un ami d’enfance de Sylvie Simonis.
Pupille de l’Etat, il a séjourné, à l’âge de douze ans, dans un foyer d’accueil de Nancy : c’est là-bas qu’il a connu Sylvie, de trois ans sa cadette. Malgré leurs différences de caractère et d’ambitions, les deux adolescents étaient inséparables — et sans doute Cazeviel n’a-t-il jamais oublié sa passion d’adolescence. Lorsque Sylvie a obtenu sa bourse et commencé ses études d’horlogerie, Cazeviel a été arrêté pour la première fois. Leurs chemins se sont séparés. Sylvie a épousé Frédéric Simonis puis a accouché d’une petite fille.
Ainsi, le meurtre abominable prend peut-être sa source dans une histoire d’amour. Que s’est-il passé l’automne dernier ? Sylvie Simonis et Patrick Cazeviel se sont-ils revus ? Ce dernier a peut-être été éconduit. Il aurait voulu se venger en détruisant le fruit du mariage de Sylvie. Est-ce lui qui harcelait la famille de ses appels anonymes ?
Pour l’heure, le juge et les gendarmes n’ont apporté aucun commentaire : ils se sont contentés d’annoncer l’arrestation de Cazeviel et d’enregistrer ses aveux. Il sera bientôt écroué à la maison d’arrêt de Besançon. À Sartuis, chacun prie pour que cela soit la fin du cauchemar !
Cazeviel avait été libéré deux mois plus tard. Aucune preuve directe n’avait pu être retenue contre lui. En fait, dès la première annonce, quelque chose sonnait faux. Chopard avait brossé une description du suspect : un homme dangereux, solitaire, marginal, mais certainement pas l’assassin de Manon. Abandonné par ses parents à la naissance — « Cazeviel » était le village où il avait été trouvé — et mis sous tutelle de l’administration, il avait été baptisé « Patrick » dans son premier foyer, à Metz. Au fil des centres sociaux et des familles d’accueil, les termes qui revenaient à son sujet étaient : instable, indiscipliné, violent. Mais aussi : vif, brillant, volontaire… C’était ainsi qu’il avait pu accéder au foyer de Nancy, d’un bon niveau scolaire, où il avait rencontré Sylvie.
Sa part obscure avait ensuite pris le dessus. Casses, violences, arrestations… Malgré ses séjours en taule et ses boulots nomades (on le retrouvait tour à tour bûcheron, couvreur, forain), il n’avait jamais perdu de vue Sylvie. Les deux orphelins étaient liés par un pacte, une solidarité d’enfants perdus.
À la mort de Frédéric Simonis, en 1986, Cazeviel avait-il tenté sa chance ? Sylvie l’avait-elle repoussé ? Un tel refus aurait pu expliquer la rage de l’homme — et son crime. Mais je n’y croyais pas. Je pensais même que le malfrat avait offert sa protection à Sylvie, ne s’éloignant jamais de Sartuis. Le meurtre de Manon avait dû provoquer chez lui un remords diffus — il n’avait pas su défendre « sa veuve et son orpheline ». Dès lors, pourquoi avouer le meurtre ?
Dans les semaines qui suivirent, les gendarmes s’étaient heurtés à un mur. La perquisition à son domicile n’avait rien donné. Les essais de voix déformée non plus. La reconstitution, en février, avait tourné au fiasco. En mars, le cambrioleur, sur les conseils de son avocat, s’était rétracté. Il avait déclaré que ses aveux étaient faux — il n’avait avoué que sous la pression des gendarmes.
En représailles contre ces derniers, le juge de Witt avait confié l’enquête au SRPJ de Besançon. Les policiers avaient pris le contre-pied des gendarmes. En mai 1989, le commissaire Philippe Setton avait organisé une conférence de presse, violant au passage le fameux black-out, pour annoncer que l’investigation privilégiait désormais la piste de… l’accident. Tollé dans la salle : un accident, avec la plaque qui avait été descellée ? Avec le Corbeau qui révélait que le corps de Manon était dans un puits ? Setton n’en démordit pas. Selon certains indices, disait-il, on pouvait imaginer un jeu entre enfants. Un jeu qui aurait mal tourné.
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