Notre père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié…
Un bruit strident retentit dans le couloir.
Je sursautai et tendis l’oreille. Rien. Je baissai les yeux : je tenais déjà mon 9 mm. Le réflexe avait été plus rapide que ma conscience. J’écoutai encore. Rien. Je songeai à une sirène d’alarme. Une alerte d’incendie.
À l’instant où mon corps se détendait, la dissonance reprit, longue, grinçante, obstinée. Je bondis vers la porte. Le temps que je l’ouvre, le silence était revenu, encore une fois. Je me postai sur le seuil et lançai un regard dans le couloir. Personne en vue. À gauche, la porte coupe-feu du presbytère. À droite, la porte vitrée du dehors. Tout était immobile.
Mon attention se fixa sur la cellule de bois, à quelques mètres de l’issue de secours. Je compris ce que je venais d’entendre. La sonnerie du confessionnal. Le rideau d’un des compartiments oscillait.
Le père Mariotte devait ronfler comme une masse. Je glissai mon HK dans mon dos et marchai lentement vers le box. À cinq mètres je m’arrêtai. Une lueur verdâtre traversait le rideau. Je songeai à attraper de nouveau mon flingue mais me raisonnai. Je repris ma marche en silence.
J’attrapai le rideau et l’écartai violemment.
La cellule était vide.
Mais une inscription barrait la cloison du fond.
D’instinct, je reconnus la matière stigmatisée sur le bois noir.
Le lichen luminescent qui tapissait les chairs pourries de Sylvie Simonis.
L’inscription disait :
JE T’ATTENDAIS.
L’appât frémissait à la surface de l’eau.
Je suivis des yeux le fil et aperçus, entre les feuillages, l’extrémité de la canne à pêche. Je me souvins qu’on appelait cette partie effilée la « soie » ; cela ajoutait encore à la légèreté de la scène. Le nylon brillait dans la lumière matinale — il était à peine dix heures.
Après la sinistre découverte de l’inscription, j’avais effectué un tour complet du presbytère et de son annexe : personne. J’avais réveillé Mariotte qui n’avait formulé qu’une réplique : « Du vandalisme. Du simple vandalisme. » Je n’avais eu aucun mal à le persuader de ne pas appeler les gendarmes. Selon lui, ce n’était pas le premier acte de malveillance contre sa paroisse.
J’avais proposé de nettoyer le « graffiti ». Mariotte était reparti se coucher sans se faire prier et j’avais effectué, en toute tranquillité, des prélèvements du lichen tout frais, après avoir photographié la scène. à mesure que mon flash numérique éclaboussait ce « JE T’ATTENDAIS », ma certitude s’affermissait : cette phrase s’adressait à moi.
Impossible de dormir. J’avais allumé mon Mac portable et consigné par écrit les faits depuis mon arrivée. Bon moyen pour éviter de cogiter encore sur celui qui avait inscrit ces lettres dans le confessionnal. J’intégrai les images shootées et scannai les documents que je possédais : le rapport de Valleret, le plan de la région, sur lequel j’indiquais maintenant chaque lieu et chaque personnage visité, les notes de Plinkh…
À six heures du matin, dans le bureau du presbytère, j’avais dégoté une photocopieuse. J’avais effectué deux reproductions du rapport d’autopsie, l’une destinée à Foucault, l’autre à Svendsen, puis j’avais préparé le colis du Suédois — mes échantillons luminescents, le scarabée, le lichen trouvé sur le corps de Sylvie.
J’hésitais à envoyer aussi le crucifix — un banal objet liturgique, plutôt de mauvaise fabrication. Je décidai de le garder. J’avais procédé moi-même au relevé d’empreintes : rien, évidemment. Quant au sang coagulé, j’en avais ajouté un sachet « pour analyses » à Svendsen.
À six heures trente du matin, j’étais de nouveau sur la route, direction Besançon. Je refoulais toujours mes questions qui ne possédaient pas la queue d’une réponse. Sept heures et des poussières, gare de Besançon, à attendre le conducteur de « mon » train. Cette technique de transport m’avait été inspirée par les photographes-reporters croisés au Rwanda : ils donnaient leurs films aux pilotes ou stewards des vols réguliers.
Ensuite, j’avais pris le temps de boire un café à la brasserie de la gare. Je me sentais mieux — l’air, le froid, la lumière. Puis j’étais reparti en direction des montagnes, en quête de Jean-Claude Chopard, le correspondant du Courrier du Jura. J’avais hâte d’attaquer l’autre versant de mon enquête : le meurtre de Manon Simonis, survenu douze ans plus tôt.
— Monsieur Chopard ?
Les herbes bougèrent. Un homme en tenue de camouflage apparut, dans l’eau jusqu’aux genoux. Il portait des cuissardes vert olive et une salopette de même teinte, barrée de bretelles. Son visage était caché par une casquette de base-ball, couleur kaki. Ses voisins m’avaient prévenu : le samedi matin, « Chopard tâtait la truite ». Je m’approchai, courbé parmi les feuillages.
— Monsieur Chopard ? répétai-je à voix basse.
Le pêcheur me lança un regard furieux. Il lâcha d’une main sa canne, plantée dans son aine, puis agita les doigts. D’abord son index et son majeur, en ciseau, puis la main fermée, devant la bouche. Je ne comprenais rien.
— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?
De sa main fibre, il balaya l’air, un geste qui signifiait : « Laisse tomber. » Il releva sa canne, effectua une série de moulinets rapides, puis avança vers la berge, écartant branches et feuilles. Quand je fis mine de l’aider, il ignora mon bras et se hissa sur la terre ferme, s’accrochant aux roseaux. Il portait à la taille deux paniers de métal, vides. Ruisselant, il demanda d’une voix grasse :
— Vous parlez pas le langage des signes ?
— Non.
— Je l’ai appris dans un centre pour sourds-muets. Un reportage, près de Belfort. (Il se racla la gorge puis soupira :) Si je vous dis « pêche », qu’est-ce que vous me répondez ?
— Matinal. Solitaire.
— Ouais. Et aussi silencieux. (Il détacha ses paniers.) Voyez c’que je veux dire ?
— Excusez-moi.
L’homme marmonna une phrase inintelligible et baissa ses cuissardes. Il les ôta d’un seul mouvement, fit sauter les boucles de ses bretelles et jaillit hors de sa salopette, tel un énorme papillon de sa chrysalide. Dessous, il portait une chemise hawaïenne et un pantalon de treillis. Aux pieds, des Nike flambant neuves.
J’allumai une cigarette. Il me regarda d’un sale œil :
— Tu sais pas que c’est mauvais pour la santé ?
— Jamais entendu parler.
Il coinça une Gitane maïs au coin de ses lèvres :
— Moi non plus.
Je lui allumai sa clope et flairai le phénomène. La soixantaine, massif, des cheveux gris lui sortaient de la casquette comme de la paille. Sa barbe de trois jours évoquait de la limaille de fer et même ses oreilles étaient poilues. Un vrai porc-épic, embusqué dans ses propres poils. Le visage était carré, surmonté de grosses lunettes. Un menton en galoche lui donnait un air revêche, à la Popeye.
— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?
Il ôta sa casquette et dessina un huit dans l’air :
— Pour te servir. Et toi, t’es qui ?
— Mathieu Durey, journaliste.
Il éclata de rire. Tirant une malle en fer planquée dans les buissons, il y fourra ses bottes, sa salopette, ses paniers.
— Mon garçon, si tu veux vendre ta salade, va falloir changer de baratin.
— Pardon ?
— Trente ans de faits divers, ça te dit quelque chose ? Je flaire le flic à dix kilomètres. Alors, si t’as des questions, tu joues franc jeu, pigé ?
Читать дальше