— De qui ?
Elle fourra ses deux mains sous sa pèlerine. Son visage brun et ridé évoquait un morceau de quartz noir.
— Du diable.
« Nous y voilà », pensai-je. Malgré le caractère absurde de la réflexion, j’éprouvais une sensation réconfortante : l’ennemi était identifié, sous une bonne couche de superstition. J’usai du langage adéquat :
— Pourquoi le diable aurait-il choisi votre parc ?
— Pour souiller notre monastère. Le corrompre. Comment prier maintenant ici ? Satan a jeté sur nous son sillage de pourriture.
J’avançai près du précipice. Le vent plaquait mon manteau contre mes jambes. L’herbe dure s’écrasait sous mes pas :
— À part le choix du lieu, qu’est-ce qui vous fait penser à un acte satanique ?
— La position du corps.
— J’ai vu les photographies. Je n’ai rien remarqué de diabolique.
— C’est que…
— Quoi ?
Elle me lança un regard en coin :
— Vous êtes bien un spécialiste ?
— Je vous l’ai dit. Crimes rituels, meurtres sataniques. Ma brigade travaille directement avec l’archevêché de Paris.
Elle parut rassérénée :
— Avant d’appeler les gendarmes, dit-elle plus bas, j’ai changé sa position.
— Quoi ?
— Je n’avais pas le choix. Vous ne connaissez pas la renommée de Notre-Dame-de-Bienfaisance. Ses martyrs. Ses miracles. La ténacité de nos Pères, pour défendre le site, sans cesse menacé de destruction. Nous…
— Quelle était la position initiale ?
Elle hésita encore. Les flocons de neige voletaient autour de sa face sombre :
— Elle était allongée là, murmura-t-elle, dos au sol, jambes écartées.
Je me penchai : l’enceinte et sa rivière se déployaient, cent mètres plus bas. Le cadavre exhibait donc son vagin grouillant de vers au-dessus du monastère. Je concevais maintenant la « provocation ». Satan, le prince rebelle, l’ange déchu, voulant toujours écraser l’Église sous sa puissance et ses souillures…
— Marilyne, vous me racontez des blagues, fis-je en me redressant. Le diable ne fait jamais les choses à moitié. Il y avait autre chose. Des marques dans l’herbe ? Des pentagrammes ? Un message ?
Elle s’approcha. Les hauts fûts des sapins mugissaient derrière nous, comme les tuyaux d’un monstrueux orgue végétal.
— Vous avez raison, admit-elle. J’ai caché un élément. Ce n’était pas si important, après tout. Pour l’enquête, je veux dire… Mais pour notre fondation, c’était essentiel. Quand j’ai découvert la dépouille, j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’une attaque satanique. Je suis retournée au monastère chercher des gants. Des gants de caoutchouc, pour faire la vaisselle. J’ai déplacé le corps pour cacher… enfin, son intimité.
J’imaginais la scène, l’état du cadavre. Cette femme n’avait pas froid aux yeux.
— C’est en retournant ses jambes que j’ai vu la chose.
— Quelle chose ?
Elle me balança un nouveau regard oblique. Deux billes de plomb, propulsées par un pistolet à air comprimé. Elle se signa et lâcha, à toute vitesse :
— Un crucifix. Seigneur : elle avait un crucifix enfoncé dans le vagin.
Cette révélation me soulagea presque. Nous étions en territoire familier. Cet outrage était un classique de la profanation. Rien à voir avec la folie unique, délirante, du meurtre. J’ajoutai, pour faire bonne mesure :
— Je suppose que le crucifix avait la tête en bas.
— Comment le savez-vous ?
— Je suis un expert, ne l’oubliez pas.
Elle se signa à nouveau. J’allais revenir sur mes pas quand un vertige me saisit. Quelqu’un, quelque part, m’observait, dans le demi-jour. Un regard chargé de colère qui me faisait l’effet d’un contact nauséabond. D’un coup, je me sentis d’une totale vulnérabilité. À la fois sali et mis à nu par ces yeux brûlants que je ne voyais pas, mais qui me sondaient comme un fer rouge.
Une main me rattrapa :
— Attention. Vous allez tomber.
Je considérai Marilyne avec étonnement puis scrutai les sapins. Rien, bien sûr. Je demandai, d’une voix altérée :
— Ce… ce crucifix, vous l’avez gardé ?
Sa main disparut sous le manteau. Elle plaça dans ma paume un objet enroulé dans un chiffon.
— Prenez-le. Et disparaissez.
Marilyne me donna son numéro de portable. « Au cas où. » En retour, je lui montrai le portrait de Luc : jamais vu. Je repris la direction des sapins. Dans mon dos, elle demanda :
— Pourquoi vous nous avez quittés ?
Je m’arrêtai. La Philippine me rattrapa :
— Vous m’avez dit que vous aviez fait le séminaire. Pourquoi nous avoir abandonnés ?
— Je n’ai abandonné personne. Ma foi est intacte.
— Nous avons besoin d’hommes comme vous. Dans nos paroisses.
— Vous ne me connaissez pas.
— Vous êtes jeune, intègre. Notre religion est en train de mourir avec ma génération.
— La foi chrétienne ne repose pas sur une tradition orale, qui disparaît avec ses officiants.
— Pour l’instant, c’est une communauté de dentiers qui claquent dans le vide. Nos jeunes prennent d’autres chemins, choisissent d’autres combats. Comme vous.
Je fourrai le crucifix dans ma poche :
— Qui vous dit qu’il ne s’agit pas du même combat ?
Marilyne recula, troublée. Je l’avais prise à son propre piège : Dieu contre Satan. Je repris ma marche, sans me retourner. Ce n’était qu’une phrase en l’air mais j’avais tapé dans le mille.
Le corps profané de Sylvie n’était pas une simple provocation.
C’était une déclaration de guerre.
Il faisait nuit quand j’arrivai à Sartuis. Je m’attendais à un bourg jurassien, avec fermes à colombages et clocher de pierre. C’était une ville nouvelle coulée dans le béton. Une voie principale, comme tracée à la scie, coupait le centre. La plupart des blocs étaient des ateliers d’horlogerie, fermés depuis des lustres : les aiguilles de leurs pendules-enseignes, toutes immobiles, en témoignaient.
« Sartuis, pensai-je, la ville où le temps s’est arrêté. »
Je connaissais l’histoire de la région. Depuis le début du XX esiècle, le haut Doubs avait connu un essor économique sous le signe de l’horlogerie et de la mécanisation. Tous les espoirs étaient permis. Jusqu’à construire, dans les années cinquante, une ville comme Sartuis. Mais le rêve avait fait long feu. La concurrence asiatique et la révolution du quartz avaient cassé les pattes aux grands espoirs jurassiens.
Je tombai sur la place centrale, où l’architecture était plus traditionnelle. Avant la fièvre des montres, il y avait donc eu un vrai village, avec ses ruelles, son église, sa place du marché… Pas l’ombre d’un hôtel. L’obscurité et le silence enveloppaient tout. Seuls les réverbères perçaient les ténèbres. Aucune vitrine, aucun phare ne leur répondait. Ces taches de lumière étaient pires que la nuit et le froid. Les clous du cercueil qui se refermait sur moi.
Je roulai encore et croisai la gendarmerie. J’eus une pensée pour Sarrazin. Il allait s’assurer que je ne traînais pas mes Sebago ici. Peut-être même viendrait-il en personne et vérifierait en priorité les hôtels…
Je braquai et retournai vers la place.
L’église était un assemblage de blocs de granit au clocher carré. Je me glissai dans la ruelle qui longeait la muraille. Un bâtiment en retrait jouxtait l’édifice, au fond d’un potager bien peigné. Un presbytère à l’ancienne, aux murs couverts de lierre et au toit d’ardoises. Dans l’alignement, une autre construction, plus récente, le prolongeait, s’ouvrant sur un terrain de basket.
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