Il eut une expression de dédain :
— Je suis entomologiste, pas botaniste.
J’imaginai le lieu où se préparaient de tels délires. Un élevage d’insectes, un laboratoire, une serre végétale. Que foutaient les gendarmes ? Il était impossible de ne pas trouver un tel site, entraînant de telles contraintes, dans les vallées de la région.
— Il est là, ajouta Plinkh, comme s’il suivait mes pensées. Tout près de nous. Je peux sentir sa présence, ses escouades, quelque part dans nos vallées… Son armée, identique à la mienne, prête pour une nouvelle attaque. Ce sont ses légions, vous comprenez ?
Je lançai un regard sur ma droite, vers les cages voilées de gaze. Tout me parut grossi à la loupe. Des acariens, trottinant sur une mèche de cheveux ; une mouche, gonflée de sang, léchant une plaie dégoulinante ; des centaines d’œufs, caviar grisâtre, au fond d’une cavité putréfiée…
Je demandai, la voix sourde :
— On peut retourner dans votre bureau ?
Avant Sartuis, je voulais faire un crochet par Notre-Dame-de-Bienfaisance. Je repris la route en sens inverse puis bifurquai vers l’est, en direction de Morteau et de la frontière suisse. Après le village de Valdahon, je pris plein nord et retrouvai la montagne, à puissance redoublée.
Virages abrupts et colères de pierre. Des précipices, des murailles, des gouffres et, tout en bas, des bouillonnements de verts ou des torrents argentés. Les indicateurs d’altitude se succédaient : 1 200 mètres, 1 400 mètres… À 1 700 mètres, une enseigne annonça le cirque de Bienfaisance.
Cinq kilomètres plus loin, le monastère apparut. Un grand bâtiment carré, austère, jouxté par une chapelle au clocher galbé. Les murs gris étaient seulement percés de fenêtres étroites et l’entrée, scellée par des portes noires, achevait de fermer le cœur. Seul, un détail de couleur égayait l’ensemble : une partie de la toiture était tapissée de tuiles polychromes et vives, rappelant les exubérances de Gaudi, à Barcelone.
Je me garai sur le parking et affrontai le vent. Tout de suite, j’éprouvai une étrange mélancolie à l’égard du site. Bienfaisance était le genre de lieu où j’aurais aimé m’isoler. Un lieu qui concrétisait mon désir de vie monacale. Se soustraire au monde, rester seul avec Dieu, en quête de béatitude…
Une seule fois, depuis que j’étais flic, je m’étais retiré chez les Bénédictins — après avoir abattu Éric Benzani, le maquereau cinglé, en mars 2000. J’avais décidé de renoncer à mon métier et de consacrer le restant de mes jours à la prière. C’était Luc, encore une fois, qui était venu me chercher. Il m’avait convaincu que ma place était dans la rue, à ses côtés. Nous devions assumer notre deuxième mort, celle qui nous éloignait du Christ, pour mieux le servir…
Je secouai la cloche suspendue. Pas de réponse. Je poussai la porte : ouverte. La cour centrale était entourée par une galerie vitrée. Dehors, deux femmes emmitouflées jouaient aux échecs, sur une table pliante. Sous un plaid, un homme âgé sommeillait près d’un arbre. Un soleil glacé se posait sur ces figurants immobiles et leur donnait, je ne sais pourquoi, un air d’hiver chinois.
J’avançai dans la galerie jusqu’à une nouvelle porte. D’après mon orientation, elle donnait dans l’église. Sur une table, l’étiquette d’un cahier indiquait : « Notez vos intentions. Elles seront prises en compte dans la prière communautaire. » Je me penchai et lus quelques lignes : des prières pour des missions lointaines, pour des morts…
Une voix derrière moi :
— C’est privé ici.
Je découvris une femme carrée qui m’arrivait au coude. Elle portait un bonnet noir qui lui ceignait le front et une pèlerine sombre.
— Le refuge est fermé pour la saison.
— Je ne suis pas un touriste.
Elle fronça des sourcils. Teint bistre, traits asiatiques, pupilles foncées évoquant deux perles grises au fond d’huîtres visqueuses. Impossible de lui donner un âge précis. Au-delà de la soixantaine, sans doute. Quant à l’origine, je penchai pour une Philippine.
— Historien ? Théologien ?
— Policier.
— On a déjà tout dit aux gendarmes.
Pas l’ombre d’un accent mais une voix nasillarde. Je montrai ma carte, assortie d’un sourire :
— Je viens de Paris. L’affaire pose, disons, quelques problèmes.
— Mon petit, c’est moi qui ai découvert le cadavre. Je suis au courant.
Je regardai le patio et fis mine de chercher un siège :
— On pourrait s’installer quelque part ?
La missionnaire demeurait immobile. Ses yeux aqueux ne me quittaient pas :
— Il y a quelque chose de religieux en vous.
— J’ai suivi le séminaire français de Rome.
— C’est pour ça qu’on vous envoie ici ? Vous êtes un spécialiste ?
Elle avait dit cela comme si j’avais été exorciste ou parapsychologue. Je sentis un avantage à jouer.
— Exactement, murmurai-je.
— Je m’appelle Marilyne Rosarias. (Elle m’attrapa la main et la serra avec vigueur.) Je dirige la fondation. Attendez-moi ici.
Elle disparut par une porte que je n’avais pas remarquée. Le temps que je respire l’odeur de la pierre usée, observant encore les pensionnaires dans la cour, elle réapparaissait :
— Suivez-moi. Je vais vous montrer.
Sa pèlerine claqua comme une aile de chauve-souris. Une minute plus tard, nous étions dehors, affrontant le vent de la montagne. Notre haleine se cristallisait en panaches de vapeur, matérialisant nos pensées muettes. Il allait falloir se farcir la montée de la falaise, au-dessus du monastère. Marilyne attaqua vaillamment un sentier abrupt, barré de rondins de bois.
Dix minutes plus tard, nous accédions à un sous-bois de pins et de bouleaux, ponctué de rochers couverts de mousse. Nous suivions la rivière. Les branches étaient revêtues de velours vert, les pierres jaillies de l’eau luisaient du même duvet. Un sentier plus large s’ouvrit : terre ocre et sapins noirs, inextricables. Peu à peu, le bruit des cimes supplanta le bouillonnement de l’écume. Marilyne hurla :
— On y est presque ! Le point culminant du parc est ici, au-dessus de la Roche Rêche et de sa cascade !
Une grande clairière en pente douce apparut, s’ouvrant sur un précipice. Le monastère était maintenant à nos pieds. Je reconnaissais le décor des photos. Marilyne confirma, en tendant l’index :
— Le corps était là-bas, au bord de la falaise.
Nous descendîmes la pente. L’herbe était aussi drue que sur un green de golf.
— Vous venez vous recueillir ici, chaque matin ?
— Non. Je marche seulement sur le sentier.
— Comment avez-vous découvert le corps, alors ?
— À cause de la puanteur. J’ai pensé à une charogne.
— Quelle heure était-il ?
— Six heures du matin.
Je devinai un autre détail :
— C’est vous qui avez reconnu Sylvie Simonis, non ?
— Bien sûr. Le visage était intact.
— Vous la connaissiez ?
— Tout le monde la connaissait à Sartuis.
— Je veux dire : personnellement ?
— Non. Mais le meurtre de sa fille a traumatisé la région.
— Qu’est-ce que vous savez sur cette première affaire ?
— Que voulez-vous que je sache ?
Je laissai le silence s’imposer. La nuit tombait. Une brume de neige pigmentait l’air. J’aurais bien allumé une Camel mais je n’osais pas — le caractère sacré de la scène de crime, sans doute.
— On m’a dit que le corps était tourné vers le monastère.
— Evidemment.
— Pourquoi : évidemment ?
— Parce que ce cadavre était une provocation.
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