Je me garai, attrapai mon sac puis marchai vers le portail. Le ciel était clair, les étoiles impassibles. Mes pas crissaient sur le gravier. Il régnait ici une solitude absolue.
Je sonnai à la grille du jardin puis, sans attendre qu’on vienne m’ouvrir, traversai les plantations en rajustant mon manteau. J’allais frapper à la porte quand elle s’ouvrit avec humeur. Un athlète sur le retour se tenait sur le seuil. Soixante ans, le cheveu blanc clairsemé, il portait un maillot Lacoste bombé sur sa bedaine et un pantalon de velours informe. Le visage était frappé d’une expression d’étonnement contrarié. La main droite tenait la poignée, la gauche une serviette de table.
— Monsieur le curé ?
L’homme acquiesça. Je ressortis le mensonge du journaliste. Ce n’était pas le moment de l’effaroucher.
— Enchanté, répliqua-t-il en dégainant un sourire de circonstance, le suis le père Mariotte. Si c’est pour une interview, revenez demain matin, à la paroisse. Je…
— Non, mon père. Je viens simplement vous demander l’hospitalité pour la nuit.
Le sourire disparut :
— L’hospitalité ?
— J’ai aperçu votre annexe.
— C’est pour mon équipe de foot. Rien n’est prêt. C’est…
— Je ne cherche pas le confort.
J’ajoutai, avec une nuance de perversité :
— Quand j’étais au séminaire, on m’a souvent répété qu’un bon prêtre laisse toujours sa porte ouverte.
— Vous… vous avez été au séminaire ?
— À Rome, dans les années quatre-vingt-dix.
— Eh bien, si c’est comme ça, je… entrez.
Il recula afin de me céder le passage.
— Avec un tel nom, j’étais certain que vous pourriez m’héberger.
Le prêtre ne parut pas saisir mon allusion à la chaîne d’hôtels américaine. C’était un curé à l’ancienne. Le genre coupé du monde, qui tient ses ouailles, sa chorale et son équipe de foot d’une même poigne, en dehors de tout.
— Suivez-moi. (Il s’engagea dans le corridor.) Je vous préviens, c’est plutôt rudimentaire.
Croisant la salle à manger, il ne put retenir un grognement à la vue de son dîner qui refroidissait. Au bout de quelques pas, il manipula un lourd trousseau de clés, fixé à sa ceinture, et déverrouilla une porte de chêne puis une autre, en métal, portant un sigle « coupe-feu ».
Mariotte alluma une rampe de néons puis avança d’un pas ferme. Dans le couloir, j’aperçus, à droite, des douches collectives, d’où émanaient de forts effluves d’eau de Javel. Au fond, une porte vitrée, qui devait donner sur le terrain de basket.
Il entra dans la pièce de gauche et actionna un commutateur. On devinait deux rangées de cinq lits, face à face. Chacun était entouré d’un rideau soutenu par un portique. La pièce évoquait une série d’isoloirs un jour de vote.
— C’est parfait, dis-je avec engouement.
— Vous n’êtes pas difficile, marmonna Mariotte.
Il ouvrit un des rideaux et révéla un lit enfoui sous une couette jaune. Sur le mur, un crucifix de bois était fixé. Je n’aurais pu rêver meilleure planque. Silence, simplicité, discrétion… Le prêtre frappa énergiquement dans ses mains :
— Bon, eh bien, je vous laisse vous installer. La porte vitrée au fond est toujours ouverte. Si vous voulez sortir, c’est très pratique. Quant à moi, je…
Il s’arrêta en pleine phrase, réalisant la situation. Il proposa, à reculons :
— Vous… vous voulez peut-être partager mon dîner ?
— Avec plaisir.
Dans le corridor, je remarquai une cellule de contreplaqué sombre, séparée en deux compartiments.
— C’est un confessionnal ?
— Vous voyez bien.
— Il n’y en a pas dans l’église ?
— Celui-là, c’est pour les urgences.
— Quelles urgences ?
— Si quelqu’un éprouve le besoin, disons, irrépressible de se confesser, il entre par la porte du fond et sonne. Je viens l’écouter.
(Il ajouta, d’un ton cinglant :) Comme vous dites : « Un bon prêtre laisse toujours sa porte ouverte. »
— Les gens d’ici sont si croyants ?
Il eut un geste vague puis repartit au pas de charge :
— Vous venez ou quoi ?
Dans la salle à manger, Mariotte empoigna la casserole posée sur la table.
— Évidemment, tout est froid.
— Vous avez un micro-ondes ?
Il me fusilla du regard :
— Pourquoi pas un lance-roquettes ? Attendez-moi. Je réchauffe tout ça à feu doux et je reviens. Prenez une assiette et des couverts dans le buffet.
J’installai ma place. Je savourais l’atmosphère de cette maison. Une odeur de bois ciré se mêlait aux parfums du plat cuisiné. Une chaudière ronronnait, dans un coin de la pièce. Les murs ne comportaient rien d’autre qu’un crucifix et un calendrier représentant la Vierge Marie. Tout était simple, naturel, et pourtant, ce confort paraissait être le fruit d’une attention minutieuse.
— Goûtez-moi ça, clama Mariotte, en posant de nouveau la casserole sur la table. Pâtes aux cailles et aux morilles. Spécialité de la maison !
Il avait retrouvé sa bonne humeur. Je l’observai mieux. Il avait des yeux clairs, amicaux, cernés de mille ridules dans un visage rose. Ses cheveux rares lui faisaient une gaze blanche sur le sommet du crâne, qu’il ne cessait de rabattre.
— Le secret, chuchota-t-il, c’est la coriandre. Quelques pincées au dernier moment et… pffttt ! Les autres saveurs se réveillent d’un coup !
Il remplit nos assiettes, avec précaution, comme un voleur trie les bijoux de son butin. Il y eut quelques minutes de silence, occupées seulement à savourer. Ses pâtes étaient délicieuses. Le goût de seigle, l’âpreté des morilles, la fraîcheur des herbes créaient des alliances contradictoires, une amertume réjouissante.
Enfin, le prêtre reprit la parole, alignant les sujets généraux. Sa paroisse agonisante, la ville moribonde, l’hiver qui s’annonçait précoce. Son accent était sans équivoque : il taillait dans les phrases à grands coups de consonnes gutturales. Mais un sujet le préoccupait :
— Vos pneus ne sont pas équipés ? Il faut que vous y pensiez.
J’approuvai, la bouche pleine.
— Des contacts. (Il brandit sa fourchette.) Il vous faut des pneus « contact » !
Au fromage, il attaqua un autre cheval de bataille : le salut des jeunes par le sport. Je profitai d’une faille — entre roquefort et bleu de Bresse — pour passer au sujet de mon « reportage ». Sylvie Simonis.
— Je la connaissais à peine, éluda aussitôt Mariotte.
— Elle ne venait pas à la messe ?
— Si. Bien sûr.
— Elle était pratiquante ?
— Trop.
— Comment cela ?
Mariotte s’essuya la bouche puis but une gorgée de vin rouge. Il conservait son sourire mais je sentais maintenant, au fond de lui, une tension cachée.
— À la limite du fanatisme. Elle croyait au retour aux sources.
— La messe en latin, ce genre de traditions ?
— Selon elle, il aurait fallu plutôt la dire en grec !
— En grec ?
— Comme je vous le dis, mon vieux ! Elle était passionnée par les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les balbutiements de notre Église. Elle vénérait des saints et des martyrs obscurs. Je ne connaissais même pas leurs noms !
Je regrettais de ne pas avoir connu Sylvie Simonis. Nous aurions eu des choses à nous dire. Ce profil de chrétienne passionnée pouvait constituer un mobile : le tueur, apôtre de Satan, avait choisi une catholique dure et pure.
— Que pensez-vous de sa mort ?
— Vous ne m’emmènerez pas sur ce terrain, jeune homme. Je ne veux pas évoquer cette tragédie.
— Elle a eu un enterrement religieux ?
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