Il s’approcha d’un cadre contenant des rangées de mouches bleuâtres :
— Les célèbres Surcophagidae. Elles rappliquent au bout de trois mois environ. Capables de flairer un cadavre à trente kilomètres. Lorsque j’étais au Kosovo, en qualité d’expert, nous retrouvions les charniers rien qu’en les suivant…
— Monsieur Plinkh…
Il s’arrêta devant une série de châssis plus profonds, tapissés de papier journal :
— J’ai regroupé ici quelques cas d’école. Des faits divers où les insectes ont permis de confondre le criminel. Vous noterez l’astuce : chaque boîte est décorée avec les coupures de presse traitant de l’affaire.
— Monsieur Plinkh…
Il fit encore un pas :
— Voilà des spécimens exceptionnels, datant de la Préhistoire. Des vestiges que nous avons retrouvés dans les dépouilles congelées de mammouths. Savez-vous que l’exosquelette d’une mouche est absolument indestructible ?
Je haussai la voix :
— Monsieur, je suis venu vous parler de Sylvie Simonis.
Il stoppa net, baissant lentement les paupières. Lorsqu’il eut les yeux clos, un sourire vint jouer sur ses lèvres :
— Un chef-d’œuvre. (Il joignit de nouveau ses paumes.) Un pur chef-d’œuvre.
— Il s’agit d’une femme qui a souffert un martyre atroce. D’un fou qui l’a torturée pendant une semaine.
Il ouvrit les yeux en un déclic, façon hibou. Il avait des yeux de Russe, iris très clair, prunelle très noire. Il avait l’air sincèrement étonné :
— Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de la distribution. La répartition des espèces sur le corps. Pas un insecte ne manquait ! Les mouches Calliphoridae , qui arrivent juste après la mort, les Sarcophagidae, qui s’installent ensuite, au moment de la fermentation butyrique, les mouches Piophilidae et les coléoptères Necrobia rufipes qui viennent après huit mois, quand les liquides sanieux s’évaporent… Tout était en ordre. Un chef-d’œuvre.
— Je cherche à imaginer sa méthode.
La tête grise tourna sur son pivot. L’effet de rotation était encore accentué par le col mao :
— Sa méthode ? répéta-t-il. Venez avec moi.
Je suivis le gourou dans un couloir tapissé de bois de pin. Après une porte coupe-feu, calfeutrée avec de la ouate, nous pénétrâmes dans une grande pièce d’un seul tenant, plongée dans un demi-jour, dont les deux murs latéraux étaient couverts de cages voilées de gaze.
Il régnait ici une atmosphère de vivarium. La chaleur était étouffante. On percevait une odeur de viande crue et de produits chimiques.
Au centre de la salle, une paillasse blanche supportait une boîte rectangulaire, dissimulée sous un drap. Je redoutais le pire.
Plinkh s’approcha du comptoir.
— L’assassin est comme moi. Il nourrit ses insectes. Il leur donne à chacun l’organisme en mutation qui leur convient…
Il arracha la toile. Un aquarium apparut. Je ne distinguai d’abord qu’une masse dans un tourbillon de mouches. Puis je crus voir une tête humaine, grouillante de vers. Je me trompais : simplement un gros rongeur, bien entamé.
— Il n’y a pas trente-six solutions. Vous devez entretenir l’écosystème de chaque espèce, c’est-à-dire la putréfaction qui lui correspond.
— Où… vous fournissez-vous ?
— Ma foi, dans les fermes, chez les chasseurs… l’achète des lapins, la plupart du temps. Une fois qu’une espèce s’est nourrie, il n’y a plus qu’à donner la charogne à la famille suivante et ainsi de suite…
— Je peux fumer ? demandai-je.
— Je préfère vous dire non. Je laissai mon paquet au fond de ma poche. Je repris :
— Je m’interrogeais sur le transport de Sylvie Simonis. À votre avis, comment s’y est-il pris ? Le transfert a dû bousculer sa mise en scène ?
— Non. Il a certainement glissé le cadavre dans une housse plastique puis l’a libéré sur le promontoire.
— Et les insectes ? Ils auraient dû s’échapper ou mourir, non ?
Plinkh éclata de rire :
— Mais le cadavre avait des réserves ! Des milliers d’œufs qui respectent un certain temps d’incubation. Des larves qui ont une durée de vie précise. Quant aux mouches, elles ont sans doute repris leur liberté, bien sûr, mais sans s’éloigner. Elles avaient toujours faim, vous comprenez ? Du reste, vous n’avez pas tout à fait tort : le corps, ce matin-là, n’était pas là depuis longtemps. C’est une certitude.
— Pourquoi ?
— Ces prédateurs ne font pas bon ménage. Ils ne cohabitent jamais puisqu’ils sont attirés par un stade de décomposition différent. S’ils se croisent, ils s’entre-dévorent. Dans la mesure où tout le monde était là, je dirais que le cadavre a été déposé quelques heures seulement avant sa découverte.
— Cela pourrait signifier que le meurtrier vit dans la région ?
— Mais il vit dans la région.
— Qu’en savez-vous ?
— Je possède un indice.
— Quel indice ?
Plinkh sourit. Tout cela paraissait follement l’amuser. Ce mec-là n’avait pas toute sa tête, j’étais pressé d’en finir.
— Quand j’ai étudié le corps, j’ai opéré de nombreux prélèvements. Il y avait un insecte qui ne provenait pas de nos régions. Je veux dire : de nos pays à climat continental.
— D’où venait-il ?
— D’Afrique. Un scarabée de la famille Lipkanus Silvus , proche de nos Tenebrio. Des coléoptères qui apparaissent lors de la réduction squelettique, pour le ménage final.
Un sacré indice, en effet. Mais je ne voyais pas en quoi cela prouvait la proximité du tueur. Plinkh enchaîna :
— Laissez-moi vous raconter une anecdote. Je travaille actuellement à l’élaboration d’un écomusée pour la région, abritant les différentes espèces de nos vallées. Dans ce cadre, je paie des adolescents qui chassent pour moi : hannetons, papillons, acariens, etc. Récemment, l’un d’eux m’a apporté un spécimen très particulier. Un coléoptère qui n’avait rien à faire là.
— Le scarabée ?
— Un Lipkanus Silvus , oui. Le gamin l’avait trouvé aux environs de Morteau. Un tel spécimen ne pouvait que s’être échappé d’une collection particulière. J’ai cherché dans les environs une écloserie dans le style de la mienne mais je n’ai rien trouvé. Même du côté suisse. Quand j’ai découvert le deuxième spécimen, sur le corps de Sylvie Simonis, j’ai tout de suite compris. Le premier provenait de la même source : la ferme du tueur.
— C’était quand ?
— Durant l’été 2001.
— Vous l’avez dit aux gendarmes ?
— J’en ai parlé au capitaine Sarrazin mais il n’a rien trouvé, lui non plus. Il aurait repris contact avec moi.
— Selon vous, le meurtrier élève donc une espèce tropicale ?
— Soit il voyage et a rapporté, malgré lui, un spécimen qui s’est insinué dans son élevage. Soit il développe volontairement cette souche et place ces bêtes sur sa victime, pour une raison mystérieuse. Je penche pour cette dernière solution. Ce scarabée est une signature. Un symbole, que nous ne comprenons pas.
— Est-il possible de voir le spécimen ? Vous l’avez gardé ?
— Bien sûr. Je peux même vous le laisser. Je vous donnerai aussi l’orthographe exacte de son nom.
L’allusion à une signature me rappela un autre élément :
— On vous a parlé du lichen, dans la cage thoracique ?
— J’étais présent à l’autopsie.
— Qu’en pensez-vous ?
— Un symbole de plus. Ou quelque chose qui a une raison d’être spécifique…
— Ce lichen pourrait venir d’Afrique, lui aussi ?
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