Jean-Christophe Grangé - Le Serment des limbes

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Quand on traque le Diable en personne,jusqu'où faut-il aller ? Quand Mathieu Durey, flic à la brigade criminelle de Paris apprend que Luc, son meilleur ami, flic lui aussi, a tenté de se suicider, il n'a de cesse de comprendre ce geste. Il découvre que Luc travaillait en secret sur une série de meurtres aux quatre coins de l'Europe, dont les auteurs orchestrent la décomposition des corps des victimes et s'appuient sur la symbolique satanique. Les meurtriers ont un point en commun : ils ont tous, des années plus tôt, frôlé la mort et vécu une « Near Death Experience ». Peu à peu, une vérité stupéfiante se révèle : ces tueurs sont des « miraculés du Diable » et agissent pour lui. Mathieu saura-t-il préserver sa vie, ses choix, dans cette enquête qui le confronte à la réalité du Diable ?
« D'une noirceur absolue. Et ce n'est pas fini. »
Lire
« Construction au cordeau et écriture fluide : de la communauté africaine de Paris aux ors du Vatican, le romancier tient en haleine. […] Grangé peut tout se permettre […]. Son enthousiasme, son savoir-faire, sa puissance romanesque, son imagination de grand schizophrène le placent au niveau d'un Thomas Harris. »
Christine Ferniot,
. « Jean-Grangé mène son roman sur un fil tendu entre le rationnel et le fantastique […] et parvient même à susciter un frisson métaphysique… »
Gérard Meudal,
.

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— Comment c’est possible ?

— Ce n’est pas possible. Le tueur a organisé l’impossible.

« Comme si la femme était morte plusieurs fois », avait dit Shapiro. Ce pourrissement par étapes était donc le fruit d’un travail, d’un soin particulier…

— Au début, reprit le toubib, quand les pompiers et les gars du SAMU ont découvert le corps, ils ont pensé que les conditions météorologiques avaient favorisé ces différences. C’est ce que j’ai raconté moi aussi, pour calmer les esprits. Mais vous le savez sans doute, ce sont des conneries. Dans des conditions ordinaires, une décomposition totale n’intervient qu’au bout de trois années. Comment, en moins d’une semaine, la partie inférieure avait-elle pu se dégrader à ce point ? Le tueur a provoqué ce phénomène. Il a conçu et créé chaque stade de la dégénérescence.

Je baissai encore les yeux sur les clichés pendant que Valleret récitait, à mi-voix :

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint .

Un médecin légiste poète ! Il faisait la paire avec Svendsen. Je connaissais ces rimes. Une charogne de Charles Baudelaire.

— Dès que j’ai vu le corps, j’ai songé à cette strophe, commenta-t-il. Il y a une dimension artistique dans ce carnage. Un parti pris esthétique, un peu comme dans ces toiles cubistes qui exposent, en un seul plan, tous les angles d’un objet.

— Comment ? Comment a-t-il fait ?

Le médecin contourna la table et se plaça à mes côtés.

— Depuis le mois de juin, ce cadavre ne quitte pas mes pensées. Je tente d’imaginer les techniques du tueur. Selon moi, pour les parties les plus abîmées, il a utilisé des acides. Plus haut, il a injecté des produits chimiques sous la peau, dans les muscles, pour obtenir l’aspect parcheminé. Ces différents états impliquent aussi un traitement particulier des températures et de la lumière. La chaleur accélère les processus organiques…

— Le corps a donc été amené plus tard dans la clairière ?

— Bien sûr. Tout a été fait dans une pièce close. Peut-être même un laboratoire.

— Vous pensez que le meurtrier a une formation de chimiste ?

— Aucun doute. Et il a accès à des produits très dangereux.

Le légiste saisit une photo, puis une autre, qu’il plaça au-dessus de la série :

— Prenons des exemples. Ici, les hanches et le sexe, en plein jus : lorsque la mort remonte de six à douze mois, les humeurs apparaissent alors et les chairs se résolvent en fluides. Là, le haut de l’abdomen en est au stade des gaz : fermentation ammoniacale, évaporation des liquides sanieux. Tout cela a été suscité, retenu, contrôlé… Le dément est un vrai chef d’orchestre.

Je tentai d’imaginer le tueur à l’œuvre. Je ne vis rien. Une ombre peut-être, masque sur le visage, penchée sur sa victime dans une salle d’opération, utilisant des seringues, des applications, des instruments inconnus. Valleret continuait :

— À cet égard, il y a quelque chose de curieux… J’ai trouvé, dans la cage thoracique, un lichen qui n’avait rien à faire là. Je veux dire : rien à voir avec la décomposition. Un truc étranger qu’il a injecté, sous les côtes.

— Quel genre de lichen ?

— Je ne connais pas son nom, mais il a une particularité : il est luminescent. Quand les sauveteurs ont découvert le corps, la poitrine brillait encore de l’intérieur. Selon les gars du SAMU, une vraie citrouille d’Halloween, avec une bougie dedans.

Une question résonnait au fond de mon cerveau : pourquoi ? Pourquoi une telle complexité dans la préparation du corps ?

— D’autres parties sont plus « simples », continua le légiste. Les épaules et les bras étaient juste atteints de rigor mortis , qui intervient environ sept heures après le trépas et se dissipe, selon les cas, en plusieurs jours. Quant à la tête…

— La tête ?

— Elle était encore tiède.

— Comment a-t-il pu obtenir ce prodige ?

— Rien d’exceptionnel. Quand on l’a découverte, la femme venait de mourir, c’est tout.

— Vous voulez dire…

— Que Sylvie Simonis était encore vivante quand elle a subi les autres traitements, oui. Elle est morte de souffrance. Je ne pourrais pas dire quand exactement, mais au bout du supplice, c’est sûr. L’état de fraîcheur du visage en témoigne. J’ai découvert, dans ce qui restait du foie et de l’estomac, des traces de lésions de gastrite et d’ulcères duodénaux qui démontrent un stress intense. Sylvie Simonis a agonisé des jours entiers.

Ma tête bourdonnait. Ma propre angoisse compressait mon crâne. Valleret ajouta :

— Si je voulais risquer une image, je dirais qu’il l’a tuée… avec les instruments mêmes de la mort. Il n’a rien oublié. Pas même les insectes.

— C’est lui qui a placé les bestioles ?

— Il les a injectées, oui, dans les plaies, sous la peau. Il a choisi, pour chaque étape, les spécimens nécrophages qui correspondaient. Mouches Sarcophage, vers, acariens, coléoptères, papillons… Toutes les escouades de la mort étaient là, déclinées en une chronologie parfaite.

— Ça signifie qu’il élève ces insectes ?

— Aucun doute là-dessus.

Sous la rumeur de mon crâne, des points précis se détachaient : un chimiste, un laboratoire, un centre d’élevage… De vraies pistes pour traquer le salopard.

— Il y a dans la région un des meilleurs entomologistes d’Europe, un spécialiste de ces insectes. Il m’a aidé pour l’autopsie.

Valleret inscrivit des coordonnées sur une de ses cartes. « Mathias Plinkh », suivi d’une adresse détaillée.

— Il possède un élevage, lui aussi ?

— C’est la base de son activité.

— Il pourrait être suspect ?

— Vous ne perdez pas le nord, vous. Allez le voir. Vous vous ferez une idée. Pour moi, il est bizarre, mais pas dangereux. Son écloserie est près du mont d’Uziers, sur la route de Sartuis.

Je baissai à nouveau les yeux sur les gros plans, me forçant à les détailler. Chairs boursouflées par les gaz. Plaies crevées pleines de mouches. Vers blancs suçant les muscles roses… Malgré le froid, je transpirais à grosses gouttes. Je demandai :

— Vous avez noté d’autres traces de violences ?

— Vous n’avez pas votre compte ?

— Je parle d’un autre type de violences. Des signes de coups, de brutalités commises lors de l’enlèvement par exemple.

— Il y a la marque des liens, bien sûr, mais surtout les morsures.

— Des morsures ?

Le médecin hésita. J’essuyai la sueur qui piquait mes paupières.

— Ni humaines, ni animales. D’après mes observations, la « chose » qui lui a fait ça dispose de très nombreuses dents. Des crocs plutôt, désordonnés, inversés. Comme si… Comme si ces dents n’étaient pas plantées dans le même sens. Une espèce de mâchoire surgie du chaos.

Une image jaillit dans ma tête. Pazuzu, le démon assyrien de l’iconographie de Luc. La créature à queue de scorpion s’agitant dans la salle d’opération, sa gueule de chauve-souris penchée sur le corps. J’entendais son grognement rauque. Les bruits de succion, de chairs déchirées. Le diable. Le diable incarné, en flagrant délit de meurtre…

Valleret vint à mon secours :

— Tout ce que je peux imaginer, c’est un gourdin tapissé de dents d’animal. Hyène ou fauve. En tout cas une arme dotée d’un manche. Il aurait frappé avec ça le corps de Sylvie Simonis en différents endroits — bras, gorge, flancs. Mais il y a le problème des marques de mâchoires, bien ajustées. Et pourquoi cette torture spécifique ? Ça ne colle pas avec le reste. Je… (Il m’observa tout à coup.) Ça va, mon vieux ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

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