— Pourquoi tu flippes alors ?
— Les Bœufs vont se pencher sur les derniers coups de Luc. Y vont étudier le dossier Larfaoui ! Y vont comprendre que c’est pas clair…
— Luc, il connaissait vos magouilles ?
— À ton avis, ducon ?
— Tu mens. Il n’aurait jamais accepté ce…
— Luc a toujours fermé les yeux !
Doudou ricana dans sa souffrance. Je le plaquai de toutes mes forces contre les fûts. Les effluves de bière me saoulaient à grande vitesse.
— Tu veux dire qu’il en croquait ?
— Il était plus vicieux qu’ça, ton pote… Les thunes, il en avait rien à foutre. Il fermait les yeux sur nos trafics et il s’en servait contre nous, tu piges ?
— Non.
— Il nous tenait par les couilles, putain. Il disait qu’il s’foutait de nos trafics à condition qu’on fasse ses quatre volontés.
— Quelles volontés ?
— Des journées de vingt-quatre heures. Des perquises sans mandat. Des preuves arrangées. Les méthodes de Luc pour coincer les clients.
L’envie de gerber, plus que jamais. Je reconnaissais Luc et sa logique de tordu. Couvrir un méfait à condition d’obtenir plus de forces contre un autre. Faire chanter ses propres hommes pour qu’ils deviennent les esclaves de sa croisade contre Satan.
— Parle-moi de l’enquête sur Larfaoui. Comment avez-vous gardé ce coup, qui aurait dû revenir à la Crime ?
— Luc connaissait le juge. Et il avait aussi un dossier sur les gars de la DPI. Il disait que c’était le seul moyen d’étouffer nos magouilles.
— Sur le meurtre, qu’est-ce qu’il a découvert ?
— Rien. Le mystère total. Du travail de pro. Et pas la queue d’un mobile.
Doudou était sincère, je le sentais. Pourtant, j’insistai :
— Luc était obsédé par cette affaire, pourquoi ?
— Il n’était pas obsédé par ce coup.
— Ce n’était pas cette affaire qui le rendait cinglé ?
— Non.
Ma vue se brouillait à travers les brumes d’alcool.
— Luc travaillait sur autre chose ?
Doudou ne répondit pas. Sa tête pantelante tombait sur son torse. Je lui redressai le visage avec mon canon :
— Putain d’enfoiré, réponds-moi !
— Tu fais fausse route, mec…
— Pourquoi ?
— Besançon… (Doudou avait la voix traînarde d’un homme ivre.) Il travaillait sur une affaire à Besançon…
Enfin une donnée qui collait avec une autre. Les voyages de Luc. Le billet de train découvert par Laure. Je mis un genou au sol :
— Qu’est-ce que tu sais là-dessus ?
— Retire-moi les pinces.
J’eus envie de vider mon chargeur dans les cylindres d’acier mais je l’attrapai par l’épaule et le tournai. Il était temps de lâcher du lest. Ma propre volonté faiblissait : les vapeurs de bière… Je lui ôtai les menottes. Doudou se massa les poignets puis palpa ses tympans, hébété.
— Alors ? Cette enquête ?
— Un meurtre dans le Jura. Le corps d’une femme, à la frontière suisse.
— Où exactement ?
— Je sais pas. Le nom du bled, c’est Sarty ou Sartoux. Luc m’en a parlé qu’une fois.
— Quand ça s’est passé ?
— L’été dernier. En juin, je crois.
— Qu’est-ce que tu sais sur ce meurtre ?
— Un truc horrible, paraît-il. Un crime sataniste… Luc, ça le rendait dingue…
Un crime sataniste : deuxième déclic. Les éléments trouvaient leur place.
— Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
— Rien, j’te jure. Luc travaillait en solo sur le coup. Il a fait plusieurs fois le voyage. Parfois l’aller et retour dans la même journée. Il passait des heures à étudier ses notes, ses photos de la scène de crime.
— Ce dossier : où est-il ?
— Il a tout numérisé…
— T’as le document ?
— En cas de pépin, je devais le donner à un gus…
Troisième connexion. La scène de l’église, deux heures auparavant.
— C’est la boîte que t’as filée au type à l’église ?
— T’as l’œil, mon salaud. Ouais, je crois qu’c’est ça.
— Qui est cet homme ?
— Aucune idée.
— Pourquoi lui as-tu donné ?
— Luc m’avait prévenu. S’il arrivait une galère, je devais appeler un numéro. En réponse, le mec aurait un mot de passe.
— Quel mot de passe ?
Doudou rit, un gargouillement affreux qui s’acheva en toux.
« J’ai trouvé la gorge. » C’est pas trop con, comme mot de passe ?
Les informations s’articulaient enfin, mais sans produire le moindre sens. Une enquête secrète. Un crime sataniste, lié à un homme qui se signait à l’envers. Une phrase qui agissait comme une clé.
— Ces mots, tu sais ce qu’ils veulent dire ?
— Que dalle. Hier, j’ai passé le coup de fil. Le mec m’a dit d’apporter la boîte à la messe. J’lui ai filé le coffret. Fin de l’histoire.
— Cet homme, c’est un prêtre, non ?
— Pourquoi ?
Doudou ne voyait pas de quoi je parlais. Je me relevai et balançai l’enveloppe de fric dans la flaque de bière :
— Tiens. Tu te finiras à ma santé. Et tu ne bouges pas de Paris.
Doudou leva les yeux, hagard.
— Et les Bœufs ?
— Je m’en charge. Je vais parler à Dumayet. Elle appellera Levain.
— Pahut. Ils se démerderont avec Condenceau.
— Pourquoi tu fais ça ?
— Pour Luc. Votre groupe doit rester soudé. Je te rendrai ta quincaillerie au 36.
— Mais si Luc…
— Luc se réveillera, tu piges ?
J’ouvris la porte du hangar et affrontai la lumière matinale. Le long du mur, je me forçai à vomir — rien, sinon une bile acide. J’allumai une Camel afin de brûler le goût de violence dans ma gorge.
Je récupérai mon portable sous le siège de la moto. Je coupai la connexion avec l’horloge parlante et jetai un coup d’œil à l’écran.
Mon forfait mensuel venait d’exploser.
De retour à mon appartement, je me changeai puis fermai les volets. Dans l’obscurité, je m’installai face à l’ordinateur et commençai ma recherche sur Google, tapant : Sarty, Sartoux, ou encore Sarpuits, l’associant à chaque département de Franche-Comté. J’obtins plusieurs réponses dont la plus plausible était « Sartuis », dans le haut Doubs. Une petite ville située près de Morteau, le long de la frontière suisse. Nouveau départ, nouvelle recherche.
D’abord, les coordonnées des journaux locaux. L’Est républicain, basé à Nancy, Le Courrier du Jura , à Besançon, Le Progrès, au centre, à Lyon, Le Pays , au nord-est, à Mulhouse. Je me connectai avec les archives de L’Est républicain et tapai plusieurs mots clés : Sartuis, juin, 2002, cadavre, meurtre, femme… J’obtins un seul article, dans l’édition du 28 juin :
DÉCOUVERTE D’UN CORPS À NOTRE-DAME-DE-BIENFAISANCE
Le corps d’une femme nue a été découvert hier matin, à quelques kilomètres de Sartuis (haut Doubs), dans le parc naturel de la fondation de Notre-Dame-de-Bienfaisance. D’après nos informations, le corps a été repéré par Marilyne Rosarias, la directrice de la fondation, sur le plateau qui surplombe le monastère.
Selon toute probabilité, le cadavre, couvert de moisissures et largement décomposé, devait reposer depuis longtemps dans les forêts du plateau. Les pluies importantes des derniers jours ont favorisé sur la pente l’accumulation de boue qui l’a fait descendre jusqu’à la partie découverte du plateau.
Quelle est l’identité de la morte ? Quand est-elle décédée ? Quelle est la cause de sa disparition ? Pour l’heure, ni les sauveteurs, ni les services de gendarmerie n’ont pu apporter de réponse mais l’hypothèse d’un accident est la piste privilégiée. Une sportive, fervente de trekking, aurait effectué une chute et serait morte, soit sur le coup, soit au bout de plusieurs jours, dans l’isolement de la forêt.
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