— Pardon ?
— Tu as choisi ton texte ?
— Quel texte ?
— J’avais prévu que tu lirais un extrait de l’épître aux Corinthiens…
Nouveau regard vers la droite : l’homme avait disparu. Merde. Je murmurai :
— Non… Si ça ne te fait rien, je…
— Très bien, fit Laure, d’un ton sec. C’est moi qui le lirai.
— Je suis désolé. Je n’ai pas fermé l’œil.
— Tu crois que j’ai passé une bonne nuit ?
Elle se tourna vers l’autel. Le remords me crispait le ventre. J’étais le seul chrétien de l’assemblée et je n’étais pas foutu de lire quelques lignes. Mais mes interrogations balayaient tout : qui était cet homme ? Que lui avait donné Doudou ? Pourquoi s’était-il signé à l’envers ?
La cérémonie débutait. Le prêtre, vêtu d’une aube blanche frappée de l’agneau pascal, ouvrit ses bras. Un pur Tamoul. Des narines larges comme des pièces de monnaie, des yeux noirs, humides, d’une étrange langueur. Il commença, dans une résonance proche du larsen :
— Mes frères, nous voici aujourd’hui réunis…
Je sentais la fatigue revenir d’un coup. L’officiant fit un signe explicite : tout le monde s’assit. Déjà, la voix monocorde s’éloignait. Un froissement de feuilles me réveilla. Chacun manipulait le texte des chants du jour. Le prêtre disait :
— Nous allons maintenant chanter la troisième louange.
M’endormir à la messe de mon meilleur ami… Je jetai un regard en direction de Doudou. Il n’avait pas bougé.
— Ce chant s’appelle « Que tes œuvres sont belles ». L’extrait commence par : « Tout homme est une histoire sacrée / l’homme est à l’image de Dieu … »
De telles paroles ne manquaient pas de sel dans cette chapelle remplie de flics agnostiques et désabusés. Pourtant, la salle reprit en chœur, dans un bourdonnement hésitant…
— Je peux venir sur tes genoux ?
Amandine, deux nattes blondes sous un bonnet chocolat, me tendait sa feuille :
— Je sais pas lire.
Je la hissai sur mes genoux et entonnai : « Tout homme est une histoire… » Je respirai l’odeur de tissu propre et de chaleur enfantine. Ma pensée se perdit dans des sentiers diffus, indistincts, où Mathieu Durey, flic obsessionnel, 35 ans, sans femme ni enfant, avançait vers le néant…
Trente minutes et pas mal de sonneries intempestives de portables plus tard, le prêtre, qui ne doutait vraiment de rien, se lança dans un sermon-fleuve sur l’Eucharistie. Je craignais le pire : allait-il proposer la communion à cette tribu d’incroyants ? Coup d’œil à Doudou — il commençait à s’agiter, jetant des regards brûlants vers la porte. À l’évidence, plus pressé que les autres.
Je me levai, posai Amandine sur ma chaise et murmurai à Laure :
— Je t’attends dehors.
Sur l’avenue de la Porte-de-Vincennes, je repérai la moto de Doudou.
Une pièce de collection — une 500 cm 3Yamaha, modèle trial.
Je me dirigeai vers l’engin, sortant mon portable. Je composai le numéro de l’horloge parlante puis coinçai l’appareil entre le siège de la moto et son garde-boue surélevé.
J’attendis cinq bonnes minutes avant que la foule n’émerge de la fosse de la chapelle. Je me composai une tête de circonstance et revins vers la troupe, cherchant Laure du regard. Elle était assaillie de saluts et de gestes bienveillants. Je me glissai parmi les manteaux noirs et murmurai à son oreille :
— Je t’appelle tout à l’heure.
Je reculais déjà, attrapant au passage le blouson de Foucault :
— Tu peux me passer ton portable ?
Sans poser de questions, il me le tendit. Près de sa moto, Doudou enfilait son casque intégral.
— Merci. Je te le rends à la boîte, à midi.
— À midi ? Mais…
— Désolé. J’ai oublié le mien.
Sans attendre de réponse, je courus vers mon Audi A3, stationnée à cinquante mètres de là, dans la contre-allée. Je tournai la clé de contact alors que Doudou calait son talon sur le kick. Je passai la première, composant un numéro que je connaissais par cœur.
— Durey, BC. Qui est de permanence ?
— Estreda.
Coup de bol : un des opérateurs que je connaissais le mieux.
— Passez-le-moi.
Doudou venait de disparaître dans la circulation. Je déboîtai puis freinai avant de m’engager dans le trafic. J’entendis l’accent d’Estreda :
— Durey.
— Comment ça va ?
— On m’a fauché mon portable.
— Bravo la police.
— Tu peux me le localiser ?
— Si ton mec est en train de téléphoner, aucun problème.
Depuis peu, il était possible de suivre un portable à la trace, à condition qu’il soit en connexion. Le principe était simple. On identifiait la cellule satellite sollicitée par le téléphone. Dans les villes, ces cellules étaient de plus en plus nombreuses et leur champ d’action se limitait à deux ou trois cents mètres.
Cette technique avait été initiée par des sociétés privées, spécialisées dans le fret et les transports en camion, qui s’en servaient pour suivre leurs propres véhicules. La police française ne possédait pas son propre système et faisait appel à ces compagnies qui, moyennant finance, donnaient accès à leur serveur.
— T’as du cul, dit Estreda : ton mec est en ligne.
Je coinçai le cellulaire sous mon menton, passai la première :
— Je t’écoute.
— T’as un ordinateur ?
— Non. Je suis en bagnole. C’est toi qui guides.
— Ça sent l’embrouille, ton histoire.
— Vas-y. Je roule.
— T’es pas en train de m’arracher une filature sans réquise ?
— Tu me fais confiance ou non ?
— Non. Mais ton mec vient de s’engager sur le périph. Porte de Vincennes.
Je démarrai sur les chapeaux de roues :
— Quelle direction ?
— Périphérique sud.
Je traversai la place à fond, obligeant les autres voitures à piler dans des hurlements d’avertisseurs — pas question d’utiliser ma sirène. Je m’engageai à plus de quatre-vingts kilomètres-heure sur la pente d’accès.
— Il bourre. Il est en fuite ou quoi ?
Je ne répondis pas et notai l’innovation : un nouveau logiciel permettait de calculer, en temps réel, la rapidité du passage d’une borne à une autre. Un vrai jeu vidéo.
— Il a déjà franchi la porte de Charenton. Je dépassai le cent kilomètres-heure et me plaçai sur la file la plus à gauche. La circulation était fluide. J’étais certain que Doudou ne rentrait pas au 36. Estreda me confirma que le motard avait dépassé la porte de Bercy.
Porte de Bercy. Quai d’Ivry. Porte d’Italie…
— Il a l’air de ralentir…
Je braquai en diagonale, pour rejoindre la droite.
— Il sort ? Où est-il ?
— Attends, attends…
Estreda se prenait au jeu. Il avait compris que je filais le train à mon « voleur ». Je l’imaginais, penché sur son écran où clignotait le curseur correspondant à mon portable…
— Il prend l’A6. La direction d’Orly.
L’aéroport ? Doudou, prenant un vol en catastrophe ? Cette direction était aussi celle des halles de Rungis. Tout de suite, j’imaginai un lien avec le monde des brasseurs.
— Où est-il ?
Pas de réponse d’Estreda : le signal n’avait sans doute pas encore changé de borne.
— Où est-il, bon sang ? Il est sorti à Orly ou quoi ?
Devant moi, je voyais se rapprocher la séparation des deux directions : à gauche, Orly, à droite, Rungis… Je n’étais plus qu’à quelques centaines de mètres. Malgré moi, je levai le pied de l’accélérateur, essayant de retenir les secondes. Soudain, le Portugais cria :
Читать дальше