Enfin, Claude au fond d’une alcôve, attablé avec d’autres gars. Je m’approchai, discernant mieux la gueule ambiguë de mon indic. Un nez épaté, qui lui mangeait toute la face ; des sourcils froncés, plissant un front miné, tracassé ; et de grands yeux étonnés, qui criaient en permanence « Je suis innocent ! » Il leva le bras :
— Mat ! Mon ami toubab ! Viens t’asseoir avec nous !
Je m’installai, adressant un signe de tête aux autres types de la table. Que des baraques — des géants, sans doute zaïrois —, et des colosses plus trapus — Congo français. Ils me saluèrent sans effusion. Tous avaient flairé le flic. Je rabattis le pan de mon manteau sur mon arme, en signe de paix.
— Tu bois un coup ?
J’acquiesçai, sans quitter des yeux les autres convives — un joint tournait, la fumée planait au-dessus des têtes en filaments bleutés. Un scotch se matérialisa dans ma main.
— Tu connais celle de Mamadou ?
Sans attendre ma réponse, Claude tira sur le cône et attaqua :
— C’est une jeune Blanche qui va se marier. Elle présente son fiancé à son père. Mamadou, un Black d’un mètre quatre-vingt-dix. Le père fait la gueule. Il cuisine le fiancé. Il l’interroge sur son boulot, ses études, ses revenus. Le Black, il a tout bon. Le père en peut plus. Finalement, il dit : « Je veux que ma fille soit heureuse au lit ! Je ne la donnerai qu’à un homme qui en aura une de trente centimètres ! » Le Noir répond, grand sourire : « Pas de problème, patron. Quand Mamadou aime, Mamadou coupe. »
Claude éclata de rire, passant le joint à son voisin. Je fis mine de sourire et bus une lampée de whisky, j’avais entendu la blague une bonne dizaine de fois. En signe de joie, Claude me frappa le dos, puis ouvrit son téléphone portable : les lumières du cadran se projetèrent sur son visage, colorant le blanc de ses yeux. Il referma le clapet et demanda :
— Qu’est-ce qui t’amène, toubab ?
— Larfaoui.
Le rire de Claude s’évapora :
— Chef, viens pas nous gâcher la soirée.
— Quand le Kabyle s’est fait buter, il était pas seul. Je cherche la fille.
Claude ne répondit pas. Une nouvelle fois, il ouvrit son cellulaire, paraissant lire un SMS. Sans doute un client. Mais son visage tracassé n’exprimait rien. On n’aurait pu deviner si l’appel était important ou non. Il referma le téléphone.
— Où est-elle ? dis-je après avoir vidé mon verre. Où est la pute ?
— J’en sais rien, toubab. J’te jure. Je sais que dalle sur cette histoire.
— C’est pas toi qui fournissais Larfaoui ?
— J’avais pas le genre d’articles qui l’intéressait. J’interrogeai, redoutant le pire :
— Pour quoi bandait-il ?
— La jeunette. Pour Larfaoui, passé quatorze ans, t’étais une vieille dame.
Je fus presque soulagé. Je m’attendais à ce qu’on me parle d’animaux ou de merde mangée à la petite cuillère. Mais c’était aussi une mauvaise nouvelle. On basculait dans un autre monde, celui des Anglophones. Seules ces régions exportent des mineures. Dans des pays en guerre comme le Liberia ou surpeuplés comme le Nigeria, tout est bon pour gagner quelques devises. Je connaissais mal ce milieu, complètement fermé. Les putes y vivaient en autarcie, ne parlant pas un mot de français, ni même d’anglais, très souvent.
— Qui le fournissait ?
— Je connais pas ces filières.
Faisant tourner mon verre entre mes paumes, j’observai les autres Blacks. Le pan de mon manteau s’était ouvert sur la crosse du 9 mm. Le joint passait toujours de main en main.
— Mon petit Claude, je sens que je vais vraiment gâcher ta soirée.
Le Noir transpirait à grosses gouttes. Les projecteurs de la scène produisaient sur sa figure un pétillement coloré. Il stoppa mon geste circulaire, m’attrapant le poignet :
— Va voir Foxy. Elle peut te filer un tuyau.
La prostitution africaine a une particularité : les proxénètes ne sont pas des hommes mais des femmes : les « mammas ». Souvent des anciennes putes, montées en grade. Des femmes énormes, au cuir dur, au visage scarifié, qui ne sortent jamais de leur appartement. J’avais croisé Foxy une fois ou deux. Une Ghanéenne. La maquerelle la plus puissante de Paris.
— Où elle crèche maintenant ?
— 56, rue Myrrha. Escalier A. Troisième étage.
Je me levai quand Claude m’arrêta :
— Fais gaffe à toi. Foxy, c’est une sorcière. Une mangeuse d’âmes. Vrrrraiment dangereuse !
Les maquerelles africaines ne tiennent pas leurs filles par la violence, mais par la magie. En cas de désobéissance, elles les menacent d’envoyer un sort à leur famille, restée au pays, ou à elles-mêmes. Les mammas détiennent toujours des rognures d’ongles, des poils pubiens ou du linge souillé appartenant à leurs filles. Aux yeux de ces dernières, cette menace est plus terrifiante que n’importe quels sévices physiques.
J’imaginai soudain des masques africains grimaçants, aux yeux bordés de rouge. La musique, la chaleur, les effluves d’herbe convergeaient sous mon crâne. Les stridences du sax commençaient à ressembler aux raclements des machettes sur la route, aux coups de sifflets des Hutu assoiffés de sang…
J’allais perdre l’équilibre quand des danseurs reculèrent dans l’alcôve, me poussant contre la table. Le scotch jaillit des verres. Claude se brûla avec le joint :
— Putain !
La manche trempée d’alcool, je me tournai vers la piste : hommes et femmes s’écartaient, comme si un serpent venait de tomber des filets. Je me hissai sur la pointe des pieds et aperçus, au centre, un Noir à terre, secoué de convulsions. Ses yeux étaient blancs, la bave moussait à ses lèvres. L’homme était mûr pour les urgences, mais personne ne l’approchait.
La musique continuait. Elle se résumait à un martèlement de peaux et à des déchirements de cuivre. Les danseurs reprirent leurs circonvolutions, évitant de frôler le type en transe ; d’autres frappaient dans leurs mains, comme s’ils voulaient faire jaillir le mal hors du possédé. Je jouai des coudes pour lui donner les premiers secours mais Claude me retint.
— Laisse tomber, toub. Y va se calmer. Un Gabonais. Ces gars-là savent pas se tenir.
— Un Gabonais ?
Les Gabonais formaient à Paris une petite communauté tranquille. Le pays d’Omar Bongo était riche de pétrole, et ses ressortissants étaient toujours des étudiants clean et discrets. Rien à voir avec les Congolais ou les Ivoiriens.
— Il a pris un produit local. Un truc de chez lui.
— Une drogue ?
Claude sourit, les yeux mi-clos. Déjà, on emmenait l’halluciné, raide comme un tronc d’arbre. Je commentai :
— Ça a l’air efficace.
Claude rit, la tête penchée en arrière :
— Nous autres Blacks, en matière de défonce, on sait y faire !
Rue Myrrha, 5 heures du matin .
Des ouvriers de la voirie lessivaient le trottoir à grande eau alors qu’un fourgon de police patrouillait lentement. Sous les porches, quelques prostituées faisaient l’amour avec l’ombre, attendant le jour pour disparaître.
Je retrouvais ici le côté estropié du quartier africain de Paris. On avait eu beau installer un commissariat rue de la Goutte-d’Or, un magasin Virgin boulevard Barbès, rénover la plupart des immeubles, la rue Myrrha avait toujours la gueule de travers. Un vieil air déglingué et menaçant.
Devant le 56, j’utilisai ma clé universelle, celle des facteurs, et déverrouillai la porte. Boîtes aux lettres défoncées, bâtiments vétustes, lettres des escaliers peintes sur les murs. Pas tout à fait un squat, mais un bloc à l’abandon, mûr pour une culbute immobilière. Je repérai la lettre « A » et pénétrai à l’intérieur.
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