Jean-Christophe Grangé - Le Serment des limbes

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Quand on traque le Diable en personne,jusqu'où faut-il aller ? Quand Mathieu Durey, flic à la brigade criminelle de Paris apprend que Luc, son meilleur ami, flic lui aussi, a tenté de se suicider, il n'a de cesse de comprendre ce geste. Il découvre que Luc travaillait en secret sur une série de meurtres aux quatre coins de l'Europe, dont les auteurs orchestrent la décomposition des corps des victimes et s'appuient sur la symbolique satanique. Les meurtriers ont un point en commun : ils ont tous, des années plus tôt, frôlé la mort et vécu une « Near Death Experience ». Peu à peu, une vérité stupéfiante se révèle : ces tueurs sont des « miraculés du Diable » et agissent pour lui. Mathieu saura-t-il préserver sa vie, ses choix, dans cette enquête qui le confronte à la réalité du Diable ?
« D'une noirceur absolue. Et ce n'est pas fini. »
Lire
« Construction au cordeau et écriture fluide : de la communauté africaine de Paris aux ors du Vatican, le romancier tient en haleine. […] Grangé peut tout se permettre […]. Son enthousiasme, son savoir-faire, sa puissance romanesque, son imagination de grand schizophrène le placent au niveau d'un Thomas Harris. »
Christine Ferniot,
. « Jean-Grangé mène son roman sur un fil tendu entre le rationnel et le fantastique […] et parvient même à susciter un frisson métaphysique… »
Gérard Meudal,
.

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— Dumayet nous couvre pour 48 heures, à compter d’hier.

— Ça fait short.

— Raison de plus pour te grouiller.

Je plongeai dans le dossier Larfaoui. Dès les premières lignes, ma mémoire fut rafraîchie. J’avais déjà croisé le bonhomme :

Larfaoui, Massine Mohamed. Né le 24 février 1944 à Oran. Trop jeune pour avoir fait son service militaire pendant les « opérations françaises de maintien de l’ordre » en Algérie mais assez vieux pour intégrer en douce les forces du FLN. Fortement soupçonné d’avoir posé des bombes à Alger. Dix ans plus tard, avec l’argent de son héritage — des parents épiciers —, il ouvre un bar à Tamanrasset, aux portes du Sahara. En 1977, il traverse le désert et construit un hôtel-restaurant à Agadez, Niger. Des années florissantes. Le Kabyle possède jusqu’à huit cafés ou hôtels en Afrique noire, sa zone d’influence descendant jusqu’à Brazzaville et Kinshasa…

Je connaissais ces détails mais ils me revenaient maintenant avec précision. À Paris, même lorsqu’il était devenu un des plus importants brasseurs, Larfaoui était encore surnommé « l’Africain », et il était connu pour son goût pour les Africaines. Massine Larfaoui bandait pour la fesse noire.

Voilà ce que m’avait soufflé Saïd.

Une pute, oui, mais une pute black.

« Vous avez les moyens d’la retrouver », avait dit la fouine. Allusion directe à ma connaissance du milieu africain et de son réseau de prostitution. 18 heures. Inutile d’utiliser le téléphone pour plonger dans cette jungle. Et pas question de s’en approcher en plein jour. Il fallait attendre la nuit.

Et même, le cœur de la nuit.

J’appelai Malaspey :

— Sur Le Perreux, où t’en es ?

— T’as eu le nez. Les langues se délient chez les manouches. Un nom revient dans les campements de Grigny et de Champigny. Un Roumain, un gitan de l’ethnie Kalderash. Un malade, paraît-il. Violent, parano, mystique. Les gars de Créteil vérifient son alibi.

— Super. Appelle Meyer et raconte-lui tout ça. Qu’il nous rédige un beau rapport. Je le veux demain matin sur le bureau de Dumayet.

— Il a une famille : t’es au courant ?

— C’est une urgence. Et la médaille ?

— Une reproduction standard. Presque un truc de môme. C’est une usine du Vercors qui les fabrique en série et…

— Je veux une note complète pour demain.

— Mat…

— Quoi ? Tu as une famille, toi aussi ?

— Non mais…

— Alors, au boulot.

Je coupai mon portable, débranchai ma ligne fixe, verrouillai la porte de mon bureau. J’inclinai à fond mon siège, pris mon imperméable en guise de couverture et éteignis la lumière.

Je réglai le réveil de ma montre à minuit.

L’heure minimum pour attaquer le continent noir.

17

La nuit africaine.

Elle était comme une autre nuit, de l’autre côté des ténèbres parisiennes. Une terre confuse dont on pouvait capter, au loin, les braseros étouffés, la rumeur sourde. Un rivage secret, rythmé de musique, parfumé au rhum, qui se révélait par les portes entrebâillées des boîtes, les épiceries dissimulant des rades clandestins, les escaliers s’ouvrant sur des caves aménagées.

Je connaissais ces lumières. Des plus flamboyantes jusqu’aux simples lampes à pétrole, aux portes de Paris ou dans la banlieue nord. Du temps de la BRP, j’avais acquis une longue pratique de ces adresses, qui offraient toujours, aux côtés de la musique et de la gnôle, de l’amour rémunéré.

Je commençai ma tournée par la rive gauche. À Saint-Germain-des-Prés, se trouvait le must de la prostitution africaine. Le Ruby’s, rue Dauphine. La boîte que je préférais, pour son intimité, sa nonchalance, son emplacement inattendu — une porte rouge sombre, à la chinoise, au fond d’une cour pavée du XVII esiècle, en plein quartier littéraire.

Je retrouvai là-bas de vieilles connaissances : portiers, habitués et autres piliers du lieu. Je restai quelques minutes dans le vestibule, le territoire des mâles noirs — le bar, la piste et les canapés étant réservés aux femmes et aux michetons : les Blancs. Puis je quittai cette faune et me glissai vers le vestiaire, à la recherche de Cocotte.

Cocotte était une Zaïroise que j’avais toujours connue derrière son comptoir. Une figure incontournable de « l’Afrique by night ».

— J’suis contente de te voir, l’Allumette ! Comment vont tes amours ?

L’ » Allumette » était mon surnom chez les Blacks.

— Au point mort. Et toi, la Gonflette ?

— M’en parle pas. Cette fois, je le quitte ! JE LE QUITTE !! Lui et sa p’tite quéquette !

Éclats de rire. Cocotte était à la colle avec un culturiste qui abusait des produits dopants, des androgènes qui détruisaient sa spermatogénèse et le rendaient stérile. Cocotte enrageait de voir ce tas de muscles se nourrir de testostérone à la petite cuillère, elle qui ne rêvait que de gamins…

— Qu’est-ce qui t’amène, chéri ?

— Je cherche Claude.

— Tu le trouveras pas ici. Il s’est embrouillé avec le patron. Va plutôt au Keur Samba.

Claude était un de mes anciens indics. Un Ivoirien qui, sans être vraiment maquereau, était devenu un conseiller, un intermédiaire entre les ethnies, les réseaux, les clients friqués. Un homme « nécessaire » à la communauté.

Quatre bises et je me dirigeai vers la sortie. Soudain, je me ravisai. « Juste un œil », pensai-je, puis je revins sur mes pas, m’orientant vers la salle. Dans la pénombre, je me pris la musique en pleine gueule — du zouk remixé — et demeurai sidéré.

Elles étaient là, sur la piste, longues, noires, presque immobiles, ployant sous l’effet de la musique. Concentrées, et en même temps distantes, désinvoltes. Elles semblaient percevoir ce que personne d’autre ne captait à ce moment-là — une fluidité, une langueur unique dans le rythme. Chacune avait une manière bien à elle de le traiter. Cercles magiques avec les hanches, mains dressées, tel un adieu à la terre ferme ; tailles ondulantes, comme si elles montaient à l’assaut d’une paroi invisible ; coups de reins saccadés, tout en retenue sauvage…

L’émoi serrait mon bas-ventre. Comment avais-je pu oublier « ça » ? Comment, depuis que j’étais à la Crime, avais-je pu résister à la tentation et renoncer à mes aventures ? Je partis en douce, sans me retourner, fuyant l’ombre de mes propres désirs.

Je repris ma voiture et filai sur les quais. Seine noire et lente, lumières disloquées par les flots, impression de remonter un autre fleuve, connu de moi seul, le long duquel se dressaient les pontons des rives africaines. Au Grand-Palais, je traversai la Seine, direction huitième arrondissement.

Le Keur Samba. Plus chic que le Ruby’s, mais moins familial. J’aimais surtout son décor. Murs de verre rétro-éclairés, aux motifs de jungle stylisés, lions, feuilles de palmiers, gazelles… Un aquarium aux allures de boudoir et aux couleurs de cognac. Je longeai le bar, frôlant des créatures de soie noire, aussi grandes que moi, puis rejoignis les toilettes, où m’attendait une autre connaissance.

Merline se tenait derrière un pupitre couvert de paquets de cigarettes et de boîtes de capotes. Visage effilé, surmonté d’une énorme tignasse noire laquée, rabattue en mèches sur les tempes. Dès qu’elle me vit, elle partit d’un rire de perruche et m’offrit, à elle seule, une hola d’honneur.

— Salut, mon beau toubab !

— Salut, Merline.

« Toubab » était le terme qu’on utilisait dans les pays d’Afrique de l’Ouest pour désigner l’homme blanc. Cinq ans auparavant, j’avais sauvé Merline du trottoir, alors qu’elle débarquait de Bamako. À l’époque, on l’affamait déjà pour qu’elle ne vomisse pas lors de ses premières fellations.

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