Chaque étage s’ouvrait sur une grotte de gravats ou un couloir condamné par des planches. Au troisième, je me glissai sous les câbles électriques qui pendaient du plafond. Tout semblait dormir — même les odeurs.
Un Noir gigantesque somnolait sur une chaise. En guise de sésame, je sortis encore une fois ma carte. Il haussa les sourcils, comme s’il manquait une partie du message. Je murmurai « Foxy ». Il se déplia pour écarter la couverture pouilleuse qui faisait office de porte et me précéda dans la nouvelle caverne.
Des pièces s’ouvraient de part et d’autre du corridor. Un dortoir, à gauche, puis un autre, à droite : sur des nattes, des amazones emmitouflées se reposaient, du linge séchait à travers les pièces. L’odeur se réveillait ici, comme une feuille qu’on froisse, mélange d’épices, de sueur, de poussière ; et ce parfum caractéristique des tropiques : mil grillé, charbon de bois, fruits décomposés…
Nouveau châssis de porte, nouveau rideau. Le colosse fit mine de frapper sur le chambranle. Je retins son geste.
— It’s O.K .
Le temps qu’il réagisse, je m’étais déjà glissé sous la tenture.
L’hallucination de la nuit continuait. Les murs étaient tendus de tissu sombre zébré d’argent ; des bougies, des coupelles d’huile, des bâtons d’encens brûlaient sur le parquet ; sur des coffres peints à la main, disposés le long des murs, reposaient des objets traditionnels : chasse-mouches en crin de cheval, éventails de plumes, statuettes votives, masques… Partout, des flacons, des bocaux, des bouteilles de Coca s’alignaient, fermés par des bouchons de liège ou du ruban adhésif. Des paravents, des tapis suspendus segmentaient la pièce, et multipliaient les ombres vacillantes, qui ajoutaient encore à la confusion du bazar.
— Hi, Match, good to see you again .
La grosse voix, inimitable. J’étais surpris, et flatté, que Foxy se souvienne de moi. Je dépassai le panneau qui la dissimulait. Deux autres sorcières l’encadraient. À sa gauche, une longue tige au visage clair, coiffée de dreadlocks dorées qui lui donnaient l’air d’un sphinx. À sa droite, une rondouillarde à peau très noire. Son large sourire révélait des dents écartées — les dents du bonheur. Toutes les trois étaient assises en tailleur.
Je m’approchai. Foxy était enveloppée d’un boubou écarlate, qui évoquait un rideau d’opéra. Son visage, barré de scarifications, était ceint par un foulard du même ton. En la voyant, il me revint une théorie de certains pharmacologistes selon laquelle l’organisme des « marmiteurs » était modifié. À force d’ingérer des substances, sorciers et sorcières étaient capables d’exhaler, par leur souffle ou les pores de leur peau, des poisons, des substances hallucinogènes. Je repris en anglais :
— Je te dérange, ma belle ? Tu es en réunion ?
— Honey , ça dépend de ce qui t’amène.
Elle parlait un anglais traînard, d’une voix paresseuse. Paupières baissées, elle pilonnait des poudres dans une jatte en bois, de ses mains étrangement maigres. On aurait dit que les chairs avaient brûlé autour des os. Elle alluma une branche grise :
— C’est pour mes filles. Je purifie la nuit. Nuit de vice, nuit de souillure…
— À qui la faute ?
— Hmm, hmm… Il faut qu’elles remboursent leurs dettes, Match, tu le sais bien. Des dettes énormes…
Elle planta le rameau incandescent entre les lattes du parquet.
— Tu es toujours chrétien ?
Ma gorge était sèche. Cramée par l’alcool, les clopes, et maintenant l’atmosphère de ce cloaque. Je desserrai ma cravate :
— Toujours.
— On peut se comprendre, toi et moi.
— Non. Nous ne sommes pas sur la même rive.
Foxy soupira, imitée par les deux autres.
— Toujours les mêmes oppositions…
Dents du Bonheur prononça en anglais, ironique :
— Le croyant prie, le sorcier manipule…
Dreadlocks enchaîna, dans la même langue :
— Le chrétien vénère le bien, le sorcier vénère le mal…
Foxy saisit une bassine rouge où flottait une chose horrible : singe ou fœtus.
— Honey, le bien, le mal, la prière, le contrôle, tout ça vient après.
— Après quoi ?
— Le pouvoir. Seul compte le pouvoir. L’énergie.
Elle tenait maintenant une sorte de scalpel, à lame d’obsidienne. D’un coup sec, elle excisa le crâne de la créature au fond du récipient.
— Ensuite, ce qu’on en fait, c’est une affaire personnelle.
— Pour le chrétien, seul compte le salut.
Foxy éclata de rire :
— Je t’adore. Qu’est-ce que tu veux ? Tu cherches une fille ?
— J’enquête sur le meurtre de Massine Larfaoui.
Les trois sorcières répétèrent à l’unisson :
— Il enquête sur un meurtre…
Foxy plaça le fragment de crâne dans le bol en bois et pilonna de nouveau.
— Dis-moi d’abord pourquoi tu t’intéresses à ce meurtre. C’est pas ta brigade qui enquête là-dessus…
Foxy ne possédait pas des dons de divination. C’était simplement une indic, qui possédait ses réseaux à la DPI de Louis-Blanc, à la BRP et même aux Stups.
— Cette enquête était dirigée par un ami. Un ami très proche.
— Il est mort ?
— Il s’est suicidé mais il vit encore. Il est dans le coma.
Elle fit une grimace :
— Très mauvais… Deux fois mauvais. Suicide et coma. Ton ami flotte entre deux mondes… Le m’fa et l’arun…
Foxy appartenait aux Yoruba, un vaste groupe ethnique qui couvre le golfe du Bénin, berceau du culte vaudou. J’avais étudié ce culte. Le « m’fa » signifie le « socle » et représente le monde visible. « L’arun » est le monde supérieur des dieux. Je risquai :
— Tu veux dire qu’il flotte dans le m’doli ?
Le « m’doli » était le pont entre les deux mondes, une passerelle où s’activent les esprits, le territoire de la magie. La sorcière se fendit d’un sourire :
— Honey, on peut vraiment causer avec toi. Je sais pas où se trouve ton ami. Mais son âme est en péril. Il est ni mort ni vivant. Son âme flotte : c’est le moment idéal pour lui voler… Tu m’as toujours pas répondu, chéri : pourquoi cette enquête t’intéresse ?
— Je veux comprendre le geste de mon ami.
— Quel rapport avec Larfaoui ?
— Il enquêtait sur ce meurtre. Cela a peut-être joué un rôle dans sa… chute.
— Il est chrétien, lui aussi ?
— Comme moi. On a grandi ensemble. On a prié ensemble.
— Et pourquoi, moi, je saurais quelque chose sur cette histoire ?
— Larfaoui aimait la femme noire.
Elle éclata de rire, relayée par les deux autres.
— Ça, tu peux le dire !
— C’est toi qui le fournissais.
Elle fronça les sourcils :
— Qui t’a dit ça ? Claude ?
— Peu importe.
— Tu penses que je sais quelque chose sur sa mort parce que je lui présentais des filles ?
— Larfaoui a été tué le 8 septembre. C’était un samedi. Larfaoui avait ses habitudes. Chaque samedi, il invitait chez lui une fille, à Aulnay. Une de tes filles. Il a été descendu aux environs de minuit. Il n’était pas seul, j’en suis certain. Personne n’a parlé d’un autre corps. La fille a donc réussi à s’enfuir, et à mon avis elle sait quelque chose.
Je marquai un temps. Ma gorge était plus sèche qu’un pare-feu.
— Je pense que tu connais cette fille. Je pense que tu la caches.
— Assieds-toi. J’ai du thé chaud.
Je m’accroupis sur le tapis. Elle poussa sa jarre immonde et attrapa une théière bleue. Elle servait le thé à la touareg, en levant le bras très haut. Foxy me tendit le breuvage dans un verre de cantine :
Читать дальше