— Pourquoi je te parlerais ?
Je ne répondis pas tout de suite. Puis j’optai, encore une fois, pour la sincérité :
— Foxy, je suis dans un tunnel. Je ne sais rien. Et je n’ai aucun rôle officiel dans cette affaire. Mais mon pote est entre la vie et la mort. Je veux comprendre pourquoi il a plongé ! Je veux savoir sur quoi il bossait, et quelle vérité lui a sauté à la gueule ! Tout ce que tu pourras me dire restera entre nous. Je te le jure. Alors, il y avait une fille ou non ?
— On se souviendra toi et moi de cette nuit…
— On s’en souviendra, mais je ne suis plus à la BRP.
— Tu es à la Crime, mon chéri, et c’est encore mieux.
J’étais en train de pactiser avec le diable. Je me voyais déjà, dans un mois, un an, couvrir une affaire d’homicide, à la santé de la jeteuse de sorts. Foxy avait une bonne mémoire. Elle répéta :
— On s’en souviendra, oui ou non ?
— Tu as ma parole. Il y avait une fille, cette nuit-là ?
Foxy prit le temps de boire une goulée de thé, puis posa sa tasse sur le parquet :
— Il y avait une fille.
L’atmosphère parut se détendre, je ressentis une libération. Et en même temps, une nouvelle crispation. Mes veines, mes artères se resserraient, le cauchemar ne faisait que commencer.
— Je dois la voir. Je dois l’interroger.
— Impossible.
— Foxy, tu as ma parole, je…
— Elle a disparu.
— Quand ?
— Une semaine après la fameuse nuit.
— Raconte.
Elle fit claquer sa langue et vrilla ses yeux injectés dans les miens :
— Quand elle est revenue cette nuit-là, elle était terrifiée.
— Elle a vu l’assassin ?
— Elle a rien vu. Quand Larfaoui s’est fait buter, elle était dans la salle de bains. Elle est sortie par la fenêtre et a grimpé sur le toit du pavillon. Elle disait que le tueur l’avait pas repérée. Mais sept jours plus tard, elle disparaissait.
— Qui a fait le coup ?
— À ton avis ? Le gars l’a cherchée et l’a trouvée.
Un autre indice : le mercenaire, utilisant une arme automatique, était aussi capable de se glisser dans le milieu africain anglophone. Un ancien du Liberia ? Je tendis mon verre vide :
— T’aurais pas un truc plus fort ?
— Foxy a tout ce qu’il faut.
Elle tourna son buste, sans bouger ses jambes croisées. Une bouteille apparut entre ses mains crochues. Elle remplit mon verre d’un liquide transparent à la texture d’huile. Je bus une brève gorgée — impression de boire de l’éther — et demandai, la voix râpeuse :
— C’était une môme ?
— Elle s’appelait Gina. Elle avait quinze ans.
— Tu es sûre qu’elle n’a rien vu ?
La mangeuse d’âmes leva les yeux au plafond, soudain pensive. Une tristesse de théâtre apparut sur ses traits. Elle souffla, les yeux humides :
— Pauvre petite…
Je bus une nouvelle rasade et criai :
— Elle a vu quelque chose, oui ou merde ?
Ses yeux tombèrent sur moi. Ses lèvres s’arrondirent avec indolence :
— Quand elle était sur le toit, elle a aperçu l’homme partir…
— Comment était-il ? Grand ? Petit ? Costaud ?
— Un grand homme… Tout en longueur.
— Comment était-il habillé ?
Foxy se servit à son tour un verre du tord-boyaux et y trempa ses lèvres :
— On est d’accord toi et moi ? Ce soir, tu me dois ?
— Je te dois, Foxy. Parle.
Elle but encore puis prononça d’une voix sépulcrale :
— Il portait un manteau noir et un col blanc.
— Un col blanc ?
— Man , Gina disait que c’était un prêtre.
Je faillis oublier la messe de Laure.
7 heures du matin. J’avais juste le temps de passer chez moi, de prendre une douche et de me changer. Je puais les tropiques et la sorcellerie. Au volant de ma voiture, je tentai de faire le point.
Des éléments disparates, éclatés, sans le moindre lien. Un suicide protégé par Saint-Michel Archange. Une iconographie du diable. Une association organisant des pèlerinages à Lourdes. Des virées dans le Jura, soi-disant adultères. Une phrase énigmatique : « J’ai trouvé la gorge. » Le meurtre d’un brasseur-dealer…
Et surtout, le personnage du prêtre assassin, qui battait les records d’absurdité. Un tireur à col romain, un professionnel de la gâchette, capable de s’insinuer dans les milieux africains les plus fermés. Ça ne tenait pas debout. Pas plus que le soupçon de corruption qui planait sur Luc, éventuel mobile de son suicide…
Si tous ces faits étaient reliés en un seul réseau, alors je n’avais pas la carte d’accès — et je n’étais pas près de la décrocher…
9 heures .
Je poussai la porte de la chapelle Sainte-Bernadette, les cheveux encore humides. L’église, construite en sous-sol, ressemblait à un bunker antiatomique. Plafond bas, colonnes de ciment, soupiraux de verre rouge, qui coagulaient la mince lumière du jour.
Je frôlai l’eau du bénitier, me signai puis me coulai sur la gauche. Tout le monde était là, ou presque. J’avais rarement vu autant de flics au mètre carré. La brigade des Stups au complet, bien sûr, mais aussi les chefs d’autres brigades — BRP, BPM, BRI, Antiterrorisme —, des responsables d’Offices centraux, des commissaires de DPJ… La plupart étaient en uniforme noir — galons d’argent et feuilles de chêne —, renforçant encore l’allure martiale de la cérémonie. On était loin de la réunion intime envisagée par Laure…
Je doutais que Luc ait connu personnellement toutes ces pointures mais il fallait marquer le coup. Montrer l’engagement de l’autorité, la solidarité de tous à l’égard de cet « acte désespéré ». Le préfet de police, Jean-Paul Proust, remontait l’allée centrale au côté de Martine Monteil, directrice de la PJ. Derrière eux, Nathalie Dumayet, élégante dans son manteau sombre, les dépassait d’une tête.
Ce défilé me foutait les nerfs en pelote. On enterrait Luc, avant même qu’il ait exhalé son dernier soupir. Cette cérémonie à la con allait lui porter malchance ! De plus, ces flics composaient le plus beau parterre d’athées qu’on puisse imaginer. Pas un seul homme ici ne croyait en Dieu. Luc aurait vomi une telle mascarade.
Dans les premiers rangs, sur la droite, je repérai les hommes de son groupe. Doudou, tête dans son blouson, regard anxieux ; Chevillât, droit comme un crayon, mèche sur l’œil, enfoui dans un manteau de cuir ; Jonca, ressemblant à un Hell’s Angel, mal rasé, moustaches tombantes et cheveux gras sous une casquette de baseball. Trois flics du pavé, durs, dangereux, « bord-cadre ».
L’église se remplissait toujours, s’amplifiant de murmures, de frôlements de manteaux. Doudou quitta sa place. Je le suivis du regard. Il rejoignit un homme, près du confessionnal, à l’extrême droite. Petit, carré, des cheveux gris coiffés en brosse. Sa carrure était engoncée dans un imper trois quarts bleu nuit. Toute son allure évoquait un uniforme invisible, mais pas celui des flics. D’un coup, je sus : un prêtre. Un religieux, vêtu en civil.
Je contournai la première rangée de chaises et traversai la nef. Je n’étais plus qu’à dix mètres des deux hommes. À cet instant, Doudou glissa un objet dans les mains de l’autre. Une sorte de plumier, en bois verni.
J’accélérai le pas quand une main m’attrapa la manche.
Laure.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu te places à côté de moi.
— Bien sûr, fis-je en souriant. Où veux-tu te mettre ?
Je la suivis, jetant un nouveau regard vers les conspirateurs. Doudou revenait déjà à sa place, l’homme en bleu, derrière une colonne, se signait. Stupeur. Un signe de croix à l’envers, en commençant par le bas, comme le font certains satanistes, reproduisant le symbole de l’Antéchrist. Laure me posait une question.
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