Pourtant, il paraît étrange que ni les gardes forestiers, ni les pensionnaires de la fondation, se recueillant souvent dans ces bois, n’aient aperçu le corps. Une autre hypothèse se profile. La femme aurait été assassinée puis transportée dans le parc naturel…
L’autopsie qui doit avoir lieu aujourd’hui, à l’hôpital Jean-Minjoz de Besançon, devrait offrir des éclaircissements. Par ailleurs, les services scientifiques de la gendarmerie sillonnent les lieux, en quête d’indices. Pour l’heure, le juge d’instruction en charge du dossier, Corine Magnan, ne s’est pas exprimé, pas plus que le procureur général. Quant au maire de Sartuis, la ville voisine, il conserve lui aussi le silence. Dans la région, chacun espère que ce mystère trouvera au plus vite une solution et ne nuira pas à la saison touristique qui a déjà commencé le long du Doubs.
J’étais perplexe. Le lieu de la découverte — le territoire d’une fondation a priori religieuse — pouvait coller avec ce que je cherchais mais le meurtre n’était même pas une certitude. Et il n’était fait mention d’aucune mutilation, d’aucun symbole maléfique. Rien qui puisse évoquer le « truc horrible » ou le « crime sataniste » dont avait parlé Doudou.
Je pianotai encore. Pas d’autre article sur le sujet les jours suivants. Pas de nouvelles de l’autopsie. Aucune déclaration du procureur, ni du juge. Pourquoi ce silence ? L’affaire avait-elle accouché d’un fait si insignifiant que les journalistes n’avaient rien rédigé ? Non. Un cadavre n’est jamais insignifiant. J’étendis ma recherche au mois de juillet. Rien.
Je visitai les archives du Courrier du Jura. Mêmes mots clés. Même recherche. Je tombai sur un article du 29 juin, qui donnait d’autres précisions :
SARTUIS
LA MALÉDICTION D’UNE VILLE.
Le cadavre de la femme découvert avant-hier matin sur le plateau du parc naturel de Notre-Dame-de-Bienfaisance a été identifié. En réalité, les pompiers chargés de transporter le corps l’avaient déjà reconnu sur place. Il s’agit de Sylvie Simonis, 42 ans, artisan horlogère à Sartuis.
Ce nom, pour tous les habitants du haut Doubs, rappelle de funestes souvenirs. Sylvie Simonis n’est autre que la mère de la petite Manon, 8 ans, assassinée en novembre 88. Une sinistre affaire qui n’avait jamais été résolue. L’annonce de cette nouvelle mort et les circonstances mystérieuses qui l’entourent réveillent toutes les craintes. Et toutes les questions.
D’abord, impossible de préciser la cause du décès ni les raisons de la présence du corps sur le terrain de l’ancien monastère. Accident ? Meurtre ? Suicide ? Selon les premiers témoignages, l’état du cadavre ne permet pas de se prononcer et les résultats de l’autopsie, effectuée à l’hôpital Jean-Minjoz, à Besançon, ne sont pas encore connus.
De source sûre, on sait que Sylvie Simonis, virtuose horlogère qui travaillait à son compte pour les ateliers prestigieux du Locle, en Suisse, avait disparu depuis une semaine. Personne ne s’en était formalisé. Femme discrète, pour ne pas dire secrète, Sylvie Simonis effectuait régulièrement la navette entre la Suisse et la France, et demeurait parfois plusieurs semaines dans sa maison de Sartuis sans donner de signe de vie, à assembler ses montres et ses horloges.
S’il s’agit d’une affaire criminelle, existe-t-il un lien entre ce meurtre et celui de Manon, en 1988 ? Il est trop tôt pour avancer la moindre hypothèse, mais à Sartuis, et même à Besançon, les rumeurs vont déjà bon train…
De leur côté, le Service de Recherche de la gendarmerie de Sartuis, ainsi que la magistrate mandatée par le tribunal de Besançon, Corine Magnan, semblent décidés à observer la discrétion la plus absolue. La juge d’instruction a déjà prévenu notre correspondant : « Nous comptons travailler sur ce dossier en toute objectivité, loin des passions et des indiscrétions. Je ne tolérerai aucune ingérence des médias, aucune pression d’aucune sorte. »
Chacun se souvient qu’en 1988, déjà, l’enquête sur le meurtre de la petite fille avait été menée en toute confidentialité, au point qu’il était devenu impossible pour nous, journalistes, de rendre compte de l’évolution de l’affaire. Les raisons de ce black-out sont connues : le traumatisme causé par l’affaire Grégory, à quelques kilomètres de notre département, où l’omniprésence des médias avait troublé la bonne marche de l’enquête. Nous espérons pourtant aujourd’hui être tenus informés, afin de pouvoir diffuser l’information à tous…
L’article s’achevait sur un plaidoyer en faveur du droit des journalistes à communiquer. Je levai les yeux et réfléchis. Je tenais peut-être mon affaire. Le « truc horrible ». L’obsession de Luc. Mais toujours pas d’allusion à Satan.
Et surtout, un détail clochait.
Je relus l’article puis revins à celui de L’Est républicain.
Dans le texte du 28 juin, on évoquait un « cadavre couvert de moisissures et largement décomposé ». Dans celui du 29, il était écrit que la femme avait aussitôt été identifiée par les pompiers. C’était incompatible. Soit le corps était putréfié et méconnaissable, soit il était intact et identifiable.
J’étendis ma recherche à juillet dans le Courrier du Jura. Pas une ligne. Les deux quotidiens n’avaient plus évoqué l’affaire. Je tentai de joindre les auteurs des articles. Ni l’un ni l’autre n’étaient présents au journal, et pas question d’obtenir, par téléphone, leurs coordonnées personnelles.
J’obtins celles du bureau de l’AFP à Besançon. Je tombai sur une voix jeune et dynamique. Sans doute un stagiaire. Je me présentai et évoquai l’affaire Simonis.
— Vous menez une enquête ? demanda le journaliste sur un ton enthousiaste.
— Je me renseigne. Qu’est-ce que vous pouvez me dire là-dessus ?
— C’est moi qui ai rédigé la première dépêche. Un vrai pétard mouillé. La découverte d’un cadavre près d’un monastère : plutôt alléchant, non ? Surtout celui-là : Sylvie Simonis ! Eh bien, les gendarmes ne nous ont plus jamais donné la moindre info. J’ai contacté le juge, rien. Le légiste, que dalle. J’ai même fait le voyage jusqu’à Notre-Dame-de-Bienfaisance. On ne m’a pas ouvert.
— Pourquoi ce silence ?
— On a voulu nous faire croire qu’il s’agissait d’un accident d’escalade. Qu’il n’y avait rien d’intéressant là-dedans. Moi, je pense que c’est tout le contraire. Ils se taisent parce qu’ils ont découvert quelque chose.
— Comme quoi ?
— Aucune idée. Mais leur histoire d’accident ne tient pas la route. D’abord, Sylvie Simonis n’était pas sportive. Ensuite, on a prétendu qu’elle avait disparu depuis une semaine. Dans ce cas, pourquoi son corps aurait-il été dans cet état ?
— Le corps était vraiment décomposé ?
— Il grouillait de vers, paraît-il.
— Vous l’avez vu ?
— Non. Mais j’ai pu parler avec les pompiers.
— Un article du Courrier du Jura dit que ces sauveteurs ont reconnu son visage.
Il partit d’un rire juvénile :
— C’est ça le truc hallucinant ! Le corps était à la fois décomposé et… intact !
— Comment ça ?
— Les parties inférieures étaient complètement pourries mais le buste était moins abîmé. Et le visage nickel ! Comme si… (Il hésita.) Comme si la femme était morte plusieurs fois, voyez le truc ? À plusieurs moments différents !
Ce que décrivait mon interlocuteur était impossible. Et cette étrangeté pouvait bien être le point de départ de Luc.
— On sait au moins si c’est un meurtre ?
Читать дальше