— Vous pouvez appeler Levain-Pahut. Contacter Condenceau. Aiguiller les Bœufs sur une autre piste.
— Quelle piste ?
— Luc travaillait sur le meurtre de Larfaoui. Vous pouvez les embrouiller en parlant d’infiltration chez les brasseurs. Avec un gros morceau en vue.
Elle me glaça de son regard aquatique :
— Les infos de Doudou, ça vaut ce prix-là ?
— C’est peut-être la raison du suicide de Luc. En tout cas, l’enquête qui l’a obsédé jusqu’à la fin.
— Quelle enquête ?
— Un meurtre, dans le Jura. Nous sommes jeudi. Donnez-moi jusqu’à lundi.
— Pas question. Je vous ai fait une fleur, Durey. Maintenant, retour au boulot.
— Laissez-moi prendre des jours de repos.
— Où vous vous croyez ? À la poste ?
Je ne répondis pas. Elle paraissait réfléchir. Ses doigts aigus tapotaient le sous-main de cuir. Depuis mon arrivée à la BC, je n’avais jamais pris de vacances.
— Je ne veux aucune vague, fit-elle enfin. Où que vous alliez, vous n’avez aucune légitimité.
— Je serai discret.
— Lundi ?
— Je serai au bureau à neuf heures.
— Qui d’autre est au jus ?
— Personne, à part vous.
Elle approuva lentement, sans me regarder.
— Et les affaires en cours ?
— Foucault garde la baraque. Il vous tiendra au courant.
— Vous, tenez-moi au courant. Chaque jour. Bon week-end.
Un pistolet automatique Glock 21, calibre 45.
Trois chargeurs de seize cartouches à pointe creuse.
Deux boîtes de balles blindées et semi-blindées.
Des munitions Arcane, capables de traverser les gilets pare-balles.
Une bombe de gaz paralysant.
Un couteau commando Randall à lame crantée.
Un vrai arsenal de guerre. Carte de flic ou pas, légitimité ou non, je devais m’attende au pire. Je glissai mes armes dans des sacs étanches de cordura noir, parmi mes chemises, mes pulls et mes chaussettes. Dans ma housse à costumes, je plaçai deux complets d’hiver ainsi que plusieurs cravates, attrapées au hasard. J’ajoutai des gants, un bonnet, deux pulls. Autant prévoir large : je n’excluais pas de rester plus longtemps dans le Jura.
Entre les vêtements, je calai aussi mon ordinateur portable, un appareil photo numérique, une torche Streamlight et un kit de la police scientifique permettant d’effectuer des prélèvements organiques et des relevés d’empreintes.
J’ajoutai une documentation sur la région, dégotée sur Internet, et un portrait récent de Luc. Une bible enfin, les Confessions de Saint-Augustin, la Montée du Carmel de Saint-Jean de la Croix. En voyage, je m’en tenais toujours à ces trois bouquins, afin d’éviter de réfléchir et d’emporter finalement la moitié de ma bibliothèque.
19 heures .
Un dernier café, boosté au rhum, et en route.
Je ne rejoignis pas directement le boulevard périphérique. D’abord la Seine, le pont de la Cité, puis, rive gauche, la rue Saint-Jacques. La pluie était revenue. Paris brillait comme un tableau fraîchement verni. Il régnait une sorte d’impatience, de frétillement, dans le halo bleuté des réverbères.
Juste après la rue Gay-Lussac, je me garai sur la gauche, dans la rue de l’Abbé-de-L’Epée. Je fourrai mon sac dans le coffre, le verrouillai, et me dirigeai vers l’église Saint-Jacques du Haut-Pas.
La paroisse donnait de plain-pied sur le trottoir. On y avait remplacé l’asphalte par un parterre de pavés. Je poussai la porte latérale. Un signe de croix, et je retrouvai, intacte, immuable, la douce clarté du lieu. Même à cette heure, sous les lumières électriques, l’église paraissait légère, ajourée, tissée de soleil.
Des pas. Le père Stéphane apparut, actionnant les commutateurs pour éteindre tous les lustres. Chaque soir, il sacrifiait à ce rite. Je l’avais connu à l’Université Catholique de Paris — il était alors professeur de théologie. À l’âge de la retraite, on lui avait confié cette église, ce qui lui permettait de rester dans le même quartier. Il perçut ma présence :
— Il y a quelqu’un ?
Je dépassai une colonne :
— Je suis venu te dire bonjour. Ou plutôt au revoir. Je pars en voyage.
Le vieil homme me reconnut et sourit. Il avait une tête ronde, et les yeux qui allaient avec. Des iris écarquillés de gamin étonné. Il s’approcha, éteignant au passage une autre lampe.
— Vacances ?
— D’après toi ?
Désignant les sièges, il me fit signe de m’asseoir. Il attrapa un prie-Dieu qu’il plaça en dehors de la rangée, à l’oblique, face à moi. Son sourire réchauffait ses traits gris :
— Allons, dit-il en frappant des mains, qu’est-ce qui t’amène ?
— Tu te souviens de Luc ? Luc Soubeyras ?
— Bien sûr.
— Il s’est suicidé.
Son visage s’éteignit. Ses yeux ronds se voilèrent :
— Mat, mon enfant, je ne peux rien pour toi.
Le curé se méprenait sur ma démarche. Il pensait que je venais lui quémander des funérailles chrétiennes.
— Ce n’est pas ça, dis-je. Luc n’est pas mort. Il a tenté de se noyer mais il est dans le coma. On ne sait pas s’il va s’en sortir. C’est cinquante-cinquante.
Il secoua lentement la tête, avec une nuance de réprobation.
— Il était si exalté…, murmura-t-il. Toujours à fond, en toutes choses…
— Il avait la foi.
— Nous avons tous la foi. Luc avait des idées dangereuses. Dieu exclut la colère, le fanatisme.
— Tu ne me demandes pas pourquoi il a mis fin à ses jours ?
— Que peut-on comprendre à de tels actes ? Même nous, souvent, nous n’avons pas le bras assez long pour repêcher ces âmes…
— Je pense qu’il s’est tué à cause d’une enquête.
— Cela a un lien avec ton voyage ?
— Je veux finir son boulot, rétorquai-je. C’est la seule façon pour moi de comprendre.
— Ce n’est pas la seule raison.
Stéphane lisait en moi à livre ouvert. Je repris, après un temps :
— Je veux marcher sur ses traces. Boucler son enquête. Je pense… Enfin, je crois que si je découvre la vérité, il se réveillera.
— Tu deviens superstitieux ?
— Je sens que je peux le repêcher. L’arracher aux ténèbres.
— Qui te dit qu’il n’a pas achevé lui-même cette enquête ? Que ce n’est pas justement sa conclusion qui l’a plongé dans le désespoir ?
— Je peux le sauver, répondis-je d’un ton buté.
— Seul Notre Père peut le sauver.
— Bien sûr. (Je changeai de cap.) Tu crois au diable ?
— Non, répondit-il sans hésitation. Je crois en un Dieu tout-puissant. Un créateur qui ne partage pas son pouvoir. Le diable n’existe pas. Ce qui existe, c’est la liberté que le Seigneur nous a accordée et le gâchis que nous en faisons.
J’approuvai en silence. Stéphane se pencha et prit le ton dont on gronde les enfants :
— Tu fais semblant de me questionner mais tu es plein d’assurance. Tu as autre chose à me demander, non ?
Je m’agitai sur ma chaise :
— Je voudrais me confesser.
— Maintenant ?
— Maintenant.
Je savourais l’odeur de l’encens, de l’osier tressé des chaises, la résonance de nos paroles. Nous étions déjà dans l’espace de l’aveu, de la rédemption.
— Suis-moi.
— On peut rester ici, non ?
Stéphane haussa les sourcils, surpris. Derrière ses allures débonnaires, c’était un traditionnel, à la limite du réac. À l’époque des cours de théologie, il évoquait toujours cette architecture invisible, ces points de repère — les rites — qui doivent structurer notre chemin. Pourtant, ce soir, il ferma les yeux et joignit ses mains, murmurant un « Notre Père ». Je l’imitai.
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