— Non. On ne nous a rien dit, en tout cas. En même temps, je comprends leur discrétion. Sylvie Simonis, c’est un sujet tabou dans la région.
— À cause de l’assassinat de la petite fille ?
— Et comment ! C’est l’affaire Grégory du Jura ! Quatorze ans après, toujours pas le moindre coupable, et les hypothèses les plus dingues continuent à circuler dans les rues de Sartuis !
— Vous pensez que les deux affaires sont liées ?
— Bien sûr. D’autant plus que le rôle de Sylvie n’était pas clair dans l’affaire de Manon.
— À savoir ?
— À une époque, elle a même été soupçonnée du meurtre. Mais elle a été disculpée. Elle avait un alibi en béton. Maintenant, douze ans après, voilà qu’elle meurt et les autorités remettent le couvercle sur l’enquête. Pour moi, ils ont découvert un truc énorme !
Un corps près d’un monastère. Une femme morte plusieurs fois. Une enfant assassinée. Un soupçon d’infanticide. Il y avait une place pour le diable dans une telle histoire. Je revins sur un autre fait qui ne collait pas :
— Si ce dossier vous intéresse tant, pourquoi vous n’avez pas écrit d’autres dépêches ? Pourquoi personne n’a plus écrit un mot là-dessus ?
— On n’avait pas la moindre information.
— Un tel black-out, c’est une nouvelle en soi. Un sujet pour un article.
— On a eu des consignes.
— Quelles consignes ?
— Puisqu’il n’y avait rien à dire, autant ne pas remuer la merde. C’était mauvais pour la région. Sartuis, c’est à sept kilomètres du saut du Doubs. Imaginez un peu qu’on raconte que la rivière charrie des cadavres, en pleine saison touristique !
Je passai au tutoiement :
— Comment tu t’appelles ?
— Joël. Joël Shapiro.
— T’as quel âge ?
— Vingt-deux ans.
— Je crois que je vais venir te voir, Joël. Après tout, la saison touristique est terminée.
Au 36, le fatras habituel m’attendait dans mon casier. Procès-verbaux, rapports d’écoute, télégrammes de l’état-major, revue de presse… Je pris l’ensemble et le jetai sur mon bureau. Je m’assis, roulai dans une peau de chamois les deux automatiques de Doudou, puis les glissai dans un de mes tiroirs verrouillés.
Je saisis mon téléphone fixe. En priorité, j’appelai Laure pour m’excuser de mon départ précipité après la messe. Je prononçai les formules d’usage puis, après une hésitation, soufflai dans le combiné :
— Je voulais aussi te dire… J’ai enquêté sur les voyages de Luc.
— Et alors ?
— Il n’y avait pas de femme. Pas au sens où tu l’entends.
— T’es sûr ?
— Certain. Je te rappelle.
Je raccrochai sans savoir si j’avais soulagé son orgueil de femme ou renforcé son chagrin d’épouse. Je feuilletai mes documents et lus la note de Malaspey sur la médaille de Luc. Un bibelot sans la moindre valeur. C’était décidément le symbole — Saint-Michel — qui avait importé à Luc.
Je tombai aussi sur le rapport de Meyer, à propos du suspect dans l’affaire du Perreux. Le Gitan Kalderash. Je le parcourus rapidement — du bon boulot. De quoi montrer à Dumayet que l’enquête avançait.
Je contactai Foucault, lui demandant de venir pour récupérer son portable. J’appelai aussi Svendsen. Je voulais savoir s’il avait avancé sur les scanners trouvés chez Luc. Il ne me laissa pas achever ma phrase :
— Ce sont des images saisies par un petscan. Une machine qui permet de visualiser l’activité du cerveau humain en temps réel. Ces clichés proviennent du département de médecine nucléaire du Brookhaven National Laboratory, un centre de recherche très réputé, dans le New Jersey.
— Dans ce cas précis, de quelle activité cérébrale s’agit-il ?
— D’après ce qu’ils m’ont dit, des patients en pleine crise. Des schizophrènes dangereux.
— Des criminels ?
— Des violents, en tout cas.
Exactement ce que j’avais imaginé. Au Moyen Âge, la présence diabolique prenait la forme d’une gargouille. Au XXI esiècle, celle d’une « fissure meurtrière » dans le cerveau.
Svendsen continuait :
— J’ai trouvé d’autres renseignements. Ces patients présentent aussi des difformités physiques, liées à leur schizophrénie. Torse plus large, visage asymétrique, système pileux plus développé… Tout se passe comme si la maladie mentale transformait leur corps. Des espèces de Mister Hyde…
Je devinais ce qui intéressait Luc dans ces cas de mutation. Le mal « possédait » ces êtres au point de les déformer. Des damnés modernes. Je saluai Svendsen alors que Foucault apparaissait dans mon gourbi.
— Merci, fis-je en lui tendant son cellulaire.
— T’as retrouvé le tien ?
— Tout va bien. Le point ?
— J’ai vérifié, pour le fun, si Larfaoui avait des réseaux dans la région de Besançon. Que dalle.
— Les relevés ?
— J’ai tout reçu. Rien à signaler. Pas de malaise dans les comptes de Luc, ni les factures de téléphone. Ses appels, même de chez lui, concernent le boulot. Mais il n’y en a pas pour Besançon. À mon avis, il utilisait un autre abonnement. C’est de plus en plus fréquent chez les maris infidèles et…
— O.K. Je veux que tu fouilles encore les activités de Larfaoui. Vois ce qu’il trafiquait, à côté de la bibine.
Je ne désespérais pas de découvrir un détail qui puisse, d’une manière ou d’une autre, faire corps avec l’ensemble. Après tout, l’assassin du Kabyle était soi-disant un prêtre. Ce qui pouvait tendre un lien avec le diable…
— Et les e-mails de l’unital6 ?
— Les mecs de l’association ont tout retourné. Ils jurent qu’ils ont rien reçu !
Je n’avais pas rêvé : Luc avait bien envoyé ces messages. Je décidai d’abandonner cette voie pour l’instant.
— La liste des gus qui vont participer à la conférence sur le diable ?
— La voilà. Je jetai un œil à la colonne : des prêtres, des psychiatres, des sociologues, tous italiens. Aucun nom qui m’évoque quelque chose, a priori.
— Super, fis-je en reposant le feuillet. Dernier truc : je pars ce soir.
— Où ?
— Affaires personnelles. En attendant, c’est toi qui tiens la boutique.
— Combien de temps ?
— Quelques jours.
— Tu seras joignable sur ton portable ?
— Pas de souci.
— Vraiment joignable ?
— Je prendrai mes messages.
— Ta petite virée : t’en as parlé à Dumayet ?
— J’y vais de ce pas.
— Et… pour Luc ?
— État stationnaire. On ne peut rien faire de plus. (J’hésitai, puis ajoutai :) Mais là où je vais, je serai près de lui.
Mon lieutenant secoua faiblement ses boucles. Il ne comprenait pas.
— Je t’appelle, dis-je avec un sourire.
Je regardai la porte se refermer puis attrapai le rapport rédigé par Meyer. Je filai jusqu’au bureau de Nathalie Dumayet.
— Vous faites bien de venir, dit la commissaire alors que j’entrais. Vos quarante-huit heures sont écoulées.
Je posai le rapport devant elle.
— Voilà déjà pour Le Perreux.
— Et le reste ?
Je fermai la porte, m’assis en face du bureau et commençai à parler. La mort de Larfaoui. Les magouilles du Kabyle. Les noms : Doudou, Jonca, Chevillât. Mouillés jusqu’au nez. Mais je tus la complaisance de Luc, son goût de la manipulation.
— Les Stups n’ont qu’à balayer devant leur porte, conclut-elle. Chacun sa merde.
— J’ai promis à Doudou que vous interviendriez.
— En quel honneur ?
— Il m’a fourgué d’autres renseignements… importants.
— Ce qui se passe aux Stups, ça ne nous concerne pas.
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