J’allumai une nouvelle cigarette, histoire de nourrir notre petit enfer intime.
— Qui est…
— Recueillir les commandements du diable. Quand ils ne tuent pas, les Asservis traquent la parole de Satan.
Zamorski reprit son souffle. Il faisait toujours les cent pas. Plus que jamais, son allure martiale rappelait un général en campagne. Il continua :
— Voyez-vous, le dogme satanique souffre d’une lacune fondamentale : il n’a pas de livre sacré. Pas l’ombre d’un texte. Dans l’histoire du satanisme, vous trouverez une foule de bibles noires, de volumes de démonologie, de grimoires, de témoignages. Mais jamais un ouvrage qui prétend transcrire la parole du démon, au sens consacré du terme. Contrairement à ce qu’on raconte, le diable n’est pas bavard.
En un éclair, je revis le prêtre de Lourdes, en soutane élimée. « Ils n’ont pas de livre, vous comprenez ? » Le fanatique parlait des Asservis. Je demandai :
— Où se trouve cette parole ? Où est-elle écrite ?
Un reflet matois passa dans ses yeux :
— Vous me posez la question ? (Il ouvrit les mains.) Mais nous parlons du sujet même de votre enquête !
J’aurais dû y penser. Les Sans-Lumière. Les seuls êtres au monde à avoir eu un contact réel, durant leur coma, avec le démon.
— Les Asservis recherchent les Sans-Lumière ?
— C’est le sens de leur quête. Pour eux, ces miraculés sont dépositaires d’une parole unique. Une parole qu’ils doivent consigner dans leur livre. C’est pour cela qu’on les appelle aussi les « Scribes ». Ils écrivent sous la dictée du diable.
— Je suppose qu’ils cherchent en priorité à déchiffrer le Serment des Limbes ?
Zamorski approuva :
— Leur projet se résume à cet objectif : décrypter le Serment. Les mots qui permettent d’atteindre le Malin et de pactiser avec lui.
— Cazeviel et Moraz appartenaient à cette secte ?
— De longue date.
— Vous voulez dire : avant la noyade de Manon ?
— Bien sûr. Ce sont eux qui ont corrompu la petite fille. Ils l’ont conditionnée, lui ont soufflé les actes sataniques qu’elle commettait à l’époque. Nous ne savons pas ce qu’ils cherchaient à faire au juste. Sans doute former une espèce de créature malsaine, qui aurait attiré l’attention de Satan en personne.
— Quand ont-ils appris que Manon était vivante ?
— Au moment de la mort de Sylvie Simonis.
— Savez-vous comment ils l’ont appris ?
— Par Stéphane Sarrazin.
Le nom du gendarme me péta à la gueule :
— Pourquoi lui ? Pourquoi les aurait-il prévenus ?
Le nonce réprima un sourire :
— Parce qu’il était leur complice. Stéphane Sarrazin, quand il s’appelait encore Thomas Longhini, était un Asservi, lui aussi. Il faisait équipe avec les deux autres pour corrompre la petite fille.
Encore une vérité manquée. J’avais toujours senti la complicité des trois hommes, sans pouvoir la prouver. Le fameux axiome des 30 %… Moraz, Cazeviel, Longhini avaient, à eux trois, et indirectement, provoqué la mort de Manon. Mais j’étais encore sceptique :
— En 1988, repris-je, Thomas Longhini avait treize ans. Il était écolier. Moraz était horloger. Cazeviel casseur. Comment auraient-ils pu se connaître ?
— Vous n’avez pas suffisamment creusé leur passé. Richard Moraz n’était pas seulement horloger. Il était collectionneur, et même receleur. C’est ainsi qu’il a connu Cazeviel, qui lui revendait des objets volés.
— Et Thomas ?
— Thomas était un pervers. Un vicieux. Ce qui l’excitait, c’était de pénétrer la nuit chez les gens. De les observer. Ou de leur subtiliser des bibelots. C’est par cette voie qu’il a rencontré Moraz. Il lui vendait des pièces dérobées.
Moraz, Cazeviel, Longhini : trois oiseaux de nuit, associés sur fond de vol et d’intrusion nocturne. Ils s’étaient découvert ensuite une autre aspiration commune : le culte du diable.
J’imaginais la suite. Thomas Longhini, au fil des mois, avait dû s’attacher à Manon et ne plus vouloir la dévoyer. Il avait pris peur. Il avait parlé à ses parents puis au psychiatre, Ali Azoun, sans pouvoir avouer la vérité complète. Il procédait par allusions mais l’essentiel était là. Longhini voulait stopper l’envoûtement de Manon. Ce qui avait commencé comme un jeu pervers — la corruption de l’enfant — devenait dangereux. Manon agissait réellement comme une possédée. Et sa mère, perdant tout contrôle, était prête à la détruire.
— Si je comprends bien, enchaînai-je, les trois complices ont découvert cet été seulement que Manon était vivante. Ils ont alors pensé qu’elle pouvait être une Sans-Lumière. Une créature que le démon avait sauvée jadis. Donc, un être qui les intéressait au plus haut point.
— Exactement. Sauf qu’entre-temps, Manon a disparu. Soit elle a senti la menace de ces fanatiques, soit elle craignait l’assassin de sa mère. Je notai au passage : Zamorski n’envisageait pas la culpabilité de Manon. Ce fait me soulagea, d’une manière obscure, inexplicable. Je ne voulais déjà plus que Manon soit coupable…
Pour le reste, mes propres données cadraient avec ces éléments. Le trio cherchait Manon, comme moi. Moraz et Cazeviel avaient décidé de m’éliminer pour m’empêcher de la trouver avant eux. Longhini, alias Sarrazin, au contraire, avait décidé de s’associer avec moi. Pourquoi ? Prévoyait-il de me tuer ensuite, lorsque j’aurais rempli ma mission ? Ou comptait-il sur moi pour débusquer d’autres Sans-Lumière ?
Je revins au point primordial. Zamorski savait-il où Manon se cachait ? La question me brûlait les lèvres mais je voulais d’abord sonder ce partenaire éventuel :
— Pourquoi vous me racontez tout ça ?
— Je vous l’ai dit : vos informations m’intéressent.
— Vous avez l’air d’en savoir beaucoup plus que moi.
— Sur l’enquête Simonis. Mais il y a d’autres versants dans ce dossier.
— Agostina Gedda ?
— Par exemple. Nous savons que vous l’avez interrogée, à Malaspina. Nous voulons une transcription de ce témoignage.
— Van Dieterling ne coopère donc pas avec vous ?
— Nous possédons des vues différentes sur le problème, je vous le répète. Il vous a reçu à la curie romaine. Il détient, au sein de la bibliothèque apostolique du Vatican, des archives de la plus haute importance. Des documents que vous avez consultés.
Le cardinal ne m’avait rien laissé mais je décidai d’y aller au bluff :
— Je possède, c’est vrai, des textes qui pourraient enrichir vos dossiers. Mais vous ? Qu’avez-vous pour moi ? La révélation des Asservis n’est pas suffisante. Tôt ou tard, j’aurais découvert leur existence.
— C’était la partie gratuite de notre deal. De quoi vous convaincre que nous ne brassons pas du vide.
— Vous disposez d’une autre monnaie d’échange ?
— Une monnaie irrésistible.
— Quoi ?
— Manon Simonis.
— Vous savez où elle se trouve ?
— En vérité, nous la gardons sous notre protection.
Le coup me bloqua le souffle, mais je parvins à prononcer :
— Où ?
Zamorski attrapa mon imperméable et me le lança :
— Vous n’avez pas peur en avion ?
Au cœur de la nuit, l’aéroport du Bourget ressemblait à ce qu’il était désormais : un musée à ciel ouvert. Un Louvre de l’aéronautique, dont les sculptures étaient des Mirage, des Bœing, des fusées Ariane. On devinait, dans l’obscurité pluvieuse, les avions sous les bâches, les hangars aux machines volantes, les fuselages brillants et les ailes frappées de cocardes…
La Mercedes noire d’Andrzej Zamorski glissait dans l’allée détrempée. J’admirai, encore une fois, le luxe de l’habitacle : vitres fumées, sièges en cuir, plafond capitonné, portières ornées de bois de rose.
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