— Mon petit pays a des ressources, commenta l’émissaire du Vatican. On m’accorde les moyens nécessaires lorsqu’on m’envoie en terre hostile.
— La France est une terre hostile ?
— Je n’étais que de passage. Venez. Nous sommes arrivés.
La voiture stoppa devant un bâtiment au rez-de-chaussée éclairé. J’attrapai mon sac dans le coffre — Zamorski avait accepté de passer à mon domicile pour me permettre de prendre quelques affaires, et surtout mon fameux dossier.
Dans la salle, deux pilotes relisaient leur plan de vol, des stewards aux allures de gardes du corps nous proposaient Champagne, café et amuse-gueules. À une heure du matin, ils s’efforçaient d’avoir l’air frais comme des fleurs.
Un Falcon 50EX manœuvrait sur le tarmac désert, piquant la nuit de ses lumières. Debout devant les vitres, je réfléchissais. Un prélat capable d’affréter un jet privé en pleine nuit : Zamorski n’était décidément pas un religieux ordinaire. Mais je ne m’étonnais plus de rien. Je me laissais porter par les événements, bercer, même, par une sensation d’irréalité, observant les lueurs se refléter sur la piste détrempée.
— Venez. Le pilote s’impatiente.
— Il n’y a pas de contrôle des douanes ?
— Passeport diplomatique, mon cher.
— Où allons-nous ?
— Je vous expliquerai en vol.
Malgré moi, je me rebellai :
— Je ne mettrai pas un pied à bord sans savoir où nous partons.
Le Polonais saisit mon sac :
— Nous partons pour Cracovie. Manon y est cachée. Dans un monastère. Un lieu très sûr.
Je suivis l’ecclésiastique sur le tarmac. Son costume noir scintillait autant que le bitume humide. Scrutant son poing serré sur l’anse de mon sac, je me dis qu’une arme automatique dans cette main n’aurait pas fait tache. Par association, je songeai au Glock que je portais à ma ceinture. Ce départ clandestin avait un avantage : personne ne m’avait fouillé.
La cabine du Falcon abritait six sièges en cuir, accoudoirs et tablettes en acajou verni. Les plafonniers, minuscules, brillaient comme des pépites dorées. Des corbeilles de fruits nous attendaient, aux côtés de bouteilles de Champagne millésimées, enfouies dans des seaux à glace. Six places, six privilèges au-dessus des nuages.
— Installez-vous où vous voulez.
Je choisis le premier siège sur ma gauche. Les deux prêtres qui nous accompagnaient depuis l’église polonaise s’assirent derrière moi. Deux colosses, qui n’avaient de religieux que le col romain et n’avaient toujours pas dit un mot. Zamorski se plaça en face de moi puis boucla sa ceinture. Le déclic fut comme un signal : les moteurs vrombirent aussitôt.
L’appareil prit son envol, toujours dans la même atmosphère de songe et de fluidité. Je contemplai par le hublot les premières brassées de nuages. Le ciel, entre ces nuées d’argent, étincelait d’un bleu sombre. Un miroir sans contour ni limite, que nous traversions en toute facilité. Ce n’était plus la nuit : c’était l’envers du monde.
— Vous buvez quelque chose ?
Zamorski plongeait déjà la main dans la glace pilée. Je refusai d’un geste. J’avais surtout envie d’une cigarette. Mon hôte me devina encore une fois :
— Vous pouvez fumer. C’est un des avantages de ces vols privés : nous sommes chez nous.
J’allumai une Camel, sentant ma méfiance revenir face à tant d’égards. Qui était au juste ce prélat, caché derrière ses manières policées ? Quelles étaient ses intentions ? Où m’emmenait-il exactement ? Je fonçais peut-être dans un piège, dont l’appât s’appelait Manon. Après une longue bouffée, j’ordonnai :
— Parlez-moi de Manon.
— Que voulez-vous savoir ?
— Comment avez-vous connu son cas ?
— Le plus simplement du monde. Par le curé de sa paroisse, le père Mariotte. Après la tentative d’assassinat, en 1988, il s’est confié au prêtre exorciste de Besançon. L’information est remontée jusqu’à moi. Nos réseaux sont très structurés.
— À l’époque, vous saviez que Manon était vivante ?
— Une brève enquête nous l’a appris, oui. À partir de là, nous avons toujours gardé un œil sur elle.
— Vous pensiez qu’elle était possédée ?
— Il y avait, disons, une forte présomption.
— Pourquoi ?
— Nous avons recueilli plusieurs témoignages sur son attitude, avant l’assassinat. Il y avait aussi les suspects de l’affaire : Cazeviel, Moraz, Longhini. Ils étaient déjà sur nos listes. Cette affaire baignait dans le satanisme.
— Ensuite ?
Zamorski eut un haussement d’épaules :
— La petite a grandi, sans histoire ni déviance. Pas le moindre signe d’emprise démoniaque.
— Elle a été suivie par des psychologues.
— Rien à voir avec le diable. Elle était simplement traumatisée par toute cette histoire. Ce qui est plutôt compréhensible.
Je n’avais plus le temps pour les précautions de langage :
— Pensez-vous qu’elle a tué sa mère ?
— Non.
— Pourquoi cette certitude ?
— Elle réside dans notre monastère depuis trois mois. Elle est innocente. Aucune femme ne pourrait simuler à ce point. C’est une vraie… source de lumière.
Agostina Gedda aussi avait été une source de lumière. Pour devenir finalement un monstre. Mais j’avais envie de croire Zamorski.
— Elle n’a donc pas vécu, selon vous, une expérience négative pendant son coma ?
— Manon ne conserve aucun souvenir de cette parenthèse. En tout état de cause, quoi qu’elle ait vécu durant sa plongée, cela n’influence pas sa personnalité d’aujourd’hui.
J’approuvai de la tête mais songeai aux avertissements qu’on m’avait assenés à Catane, à propos d’Agostina. Aux mises en garde de van Dieterling. Aux instructions du Rituel Romain : « Innombrables sont les artifices et les fourberies du diable pour tromper les hommes… » Qui pouvait-on croire dans un tel contexte ?
Je passai aux généralités :
— Pensez-vous, en votre âme et conscience, que les Sans-Lumière existent ? Je veux parler de meurtriers agissant sous une emprise démoniaque.
— L’expérience négative existe. Et elle peut être traumatisante.
— Au point de transformer celui qui la subit en être agressif, en assassin ?
— Dans certains cas, oui.
— Mais croyez-vous que le diable soit au fond de tout ça ? Je veux dire : une véritable entité négative ? Un agent corrupteur ?
Zamorski sourit. Les lumières de la cabine avaient baissé. Les fauteuils en cuir brillaient doucement sous les plafonniers. De temps à autre, les feux au bout des ailes, déchirant les nuages, venaient éclairer nos profils à travers les hublots.
— Nous étudions ces phénomènes depuis des années. Attendez d’être à Cracovie, vous comprendrez mieux notre position.
— Revenons aux cas spécifiques alors. Agostina Gedda est-elle une véritable possédée ?
— Selon van Dieterling, il n’y a aucun doute. Et d’après ce que je sais, tout concorde.
— Raïmo Rihiimäki : cela vous dit quelque chose ?
— Bien sûr.
— Un Sans-Lumière ?
— Il y a eu expérience négative, c’est certain. Raïmo s’est confié à un psychiatre. Il a raconté sa vision. Cette épreuve l’a transformé en machine à tuer.
— Agostina et Raïmo sont donc les auteurs des meurtres dont on les accuse ?
— Mathieu, vous brûlez les étapes. Encore une fois, attendez d’être à Cracovie. Nous…
— Ces miraculés sont-ils des assassins, oui ou non ? Ont-ils été capables d’utiliser des acides, d’injecter des insectes, de placer du lichen dans la cage thoracique de leur victime, d’agir exactement de la même façon, à des milliers de kilomètres de distance ?
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