Zamorski tenait une coupe de Champagne perlée de gouttes. Il but une gorgée puis admit :
— Au fil des années, notre groupe s’est fait une opinion.
— Laquelle ?
— À côté de l’expérience négative, il pourrait exister un autre facteur. Une circonstance particulière.
— Je vous écoute.
— Un être extérieur, qui contacterait et aiderait ces tueurs… « révélés ».
Zamorski exprimait l’hypothèse que j’envisageais depuis le départ, sans l’avoir jamais approfondie. Un complice des Sans-Lumière. Un, inspirateur, en chair et en os. Celui qui avait gravé dans l’écorce : « JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE »…
— Un homme les aiderait à tuer de cette façon ?
— Les y inciterait, en tout cas.
— Un homme qui se prendrait pour le diable ?
— Qui penserait agir au nom du diable, oui.
— Vous avez des preuves qui étayent cette hypothèse ?
— Seulement des convergences. Le mode opératoire, d’abord. Jamais, auparavant, les Sans-Lumière n’ont appliqué cette méthode. On peut imaginer qu’un homme, une présence cachée, leur dicte maintenant cette technique.
Van Dieterling parlait de « mutation », de prophétie à déchiffrer, à travers la répétition de ces meurtres rituels. Mon instinct de flic me faisait pencher pour la version Zamorski, plus tangible : l’intervention d’un tiers, un associé de l’ombre.
Il continuait :
— Ensuite, la multiplication des cas. Au cours des siècles, les Sans-Lumière sont très rares. Or, d’un coup, nous avons trois exemples en quatre années : 1999, 2000, 2002… Et sans doute y en a-t-il d’autres. Pourquoi cette accélération ? Un homme a peut-être favorisé cette série. Un criminel qui ne serait pas le tueur à proprement parler mais l’inspirateur de ces traumatisés. Une sorte d’émissaire du démon, qui les pousserait à passer à l’acte.
Mes suppositions, flottant jusqu’ici dans le vide, trouvaient un écho concret auprès du nonce. Ce vol de nuit me chauffait le cœur, à la manière d’un feu de joie. Il était temps d’éclaircir les énigmes qui le concernaient directement :
— Il y a quinze jours, je vous ai vu à la chapelle Sainte-Bernadette. Une messe était célébrée en l’honneur d’un flic dans le coma.
— Luc Soubeyras. Je le connais bien. Il menait la même enquête que vous. Ou plutôt, pour être juste, vous menez la même que lui.
— Il a tenté de se suicider. Savez-vous pourquoi ?
— Luc était trop exalté. À bout de nerfs. Cette enquête a eu sa peau.
— C’est tout ?
— Dans cette affaire, il faut être prêt à franchir certaines limites. À visiter certains confins. Mais surtout être capable d’en revenir ! Luc, malgré sa passion, n’était pas assez fort.
Je ne répondis pas. Je songeai aux objets satanistes découverts par Laure. Luc avait-il passé une ligne rouge ? Je revins à Zamorski, et à sa conversation avec Doudou, dans la chapelle. J’évoquai le coffret qui était passé entre leurs mains. Le plumier de bois sombre.
— Le dossier d’enquête de Luc, fit le Polonais. Entièrement numérisé sur des clés USB. Luc m’avait averti. En cas de problème, son adjoint me remettrait ses documents. D’une certaine façon, nous étions partenaires.
— Selon Doudou, votre mot de passe était : « J’ai trouvé la gorge. » Quel est le sens de cette phrase ?
— Luc était obsédé par les NDE. Le gouffre, le puits, la gorge…
— C’est aussi ce qu’il a dit à sa femme avant de se suicider. Pourquoi à votre avis ?
— Pour la même raison. Luc ne vivait que pour ce tunnel. C’était son idée fixe. Or, cette porte, cette fameuse « gorge », lui restait inaccessible. Au fond, je crois que son suicide est un aveu d’échec.
Zamorski se trompait. Luc ne s’était pas suicidé par simple désespoir. D’ailleurs, il n’avait pas échoué mais au contraire, il était allé plus loin que moi, j’en étais sûr. Trop loin ?
— À la messe de Sainte-Bernadette, je vous ai vu vous signer à l’envers.
— Simple précaution, sourit-il. Ce signe de croix inversé visait à me protéger des éléments sataniques du coffret. Soigner le mal par le mal, vous comprenez ?
— Non.
— Ce n’est pas grave. Un détail.
Il se pencha vers le hublot puis regarda sa montre :
— Nous allons arriver. Je sentis mes tympans se comprimer. L’avion amorçait son atterrissage. Je ne lâchai pas le nonce :
— À l’église polonaise, vous m’avez dit que votre spécialité était les Asservis. Comment s’insèrent-ils dans l’affaire des Sans-Lumière ?
— Je vous l’ai déjà dit : ils les cherchent, ils les traquent.
— Et vous tentez de vous placer entre ces deux fronts ?
— En suivant les Sans-Lumière, nous croisons le chemin des Asservis, oui.
— Quels sont leurs rapports avec les Sans-Lumière ? Ils les vénèrent ?
— D’une certaine façon. Ils les considèrent comme des élus. Mais leur priorité est de leur arracher une confession. Pour cela, ils n’hésitent pas à les enlever. À les droguer, à les torturer. Leur obsession est la parole du diable. Tous les moyens sont bons pour décrypter cette voix.
— Lorsque vous dites que les Asservis constituent une des sectes les plus dangereuses, concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?
Zamorski leva les sourcils, en signe d’évidence :
— Vous en avez eu une démonstration, avec Moraz et Cazeviel. Les Asservis sont armés, entraînés. Ils tuent, violent, détruisent. Ils respirent le mal comme nous respirons l’air qui nous entoure. Le vice est leur biosystème naturel. Ils s’automutilent, se défigurent aussi. Sadisme et masochisme sont les deux faces de leur mode d’existence.
— Comment possédez-vous ces éléments sur une secte aussi secrète ?
— Nous avons des témoignages.
— Des repentis ?
— Chez eux, il n’y a pas de repentis. Seulement des survivants.
Je jetai un coup d’œil aux nuages moirés derrière les hublots. Mes tympans craquaient encore.
— Y a-t-il des Asservis là où nous allons ? Je veux dire : à Cracovie ?
— Malheureusement, oui. Le phénomène est récent. Des faits divers se multiplient dans notre ville, révélateurs de leur présence.
Des clochards torturés, démembrés, brûlés vifs. Des animaux mutilés, sacrifiés. Ce sillage de sang est leur marque.
— Savent-ils que Manon est à Cracovie ?
— Ils sont là pour elle, Mathieu. Malgré nos précautions, ils l’ont localisée.
— Ils sont donc convaincus qu’elle est une Sans-Lumière ? Zamorski observait les lumières qui scintillaient sous l’aile du Falcon :
— Nous arrivons.
— Répondez-moi : pour les Asservis, Manon est une Sans-Lumière ?
Son regard se posa sur moi, plus dur qu’une sonde plantée dans le permafrost :
— Ils pensent qu’elle est l’Antéchrist en personne. Qu’elle est revenue des ténèbres pour clamer la prophétie du diable.
Cracovie, sculptée dans les ténèbres. Ses murs étaient fissurés, ses routes crevassées — des écharpes de brouillard s’effilochaient sur ses tours et ses clochers. Tout semblait prêt pour une « Walpurgisnacht ». Il ne manquait plus que les loups et les sorcières. Je voguais dans une nouvelle limousine comme dans un bateau fantôme. Toujours prisonnier de cette étrange sensation de confortable détachement.
La voiture stoppa au pied d’un grand bâtiment sombre, bordé par un jardin public, près d’une zone piétonnière aux ruelles étroites. Des prêtres nous attendaient. Ils prirent nos bagages, ouvrirent des portes. Leurs cols blancs s’animaient dans la nuit comme des feux follets. Je suivis le mouvement.
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