Une fois douché et rasé, j’endossai un costume. Nouant ma cravate, une idée me saisit. Une idée venue de nulle part, mais qui prit aussitôt la force d’une évidence.
Manon Simonis en personne m’avait donné ce rendez-vous.
Elle m’avait repéré, suivi, peut-être en Suisse, peut-être ailleurs. Maintenant, elle voulait me rencontrer. Cette idée, ne reposant sur rien, s’épanouit d’un coup dans mon esprit. Et me procura une étrange chaleur. Malgré le cauchemar qui s’approfondissait, malgré les cadavres qui s’amoncelaient et les soupçons qui pesaient sur la jeune fille, j’étais impatient, et heureux, de la rencontrer.
Je saisis mon arme. Je vérifiai que la chambre du magasin était vide — en position de voyage — et que le cran de sûreté était mis. Je fixai l’étui de ceinture sur ma gauche, la crosse tournée vers la droite, comme d’habitude, puis rabattis les pans de ma veste. J’éteignis les lampes, observant la rue brillante par la fenêtre, flattée par les luminaires.
Une Camel, un nuage contre la vitre. Je n’étais plus qu’impatience.
Rencontrer Manon Simonis, 22 ans, survivante des Limbes.
La rue Saint-Honoré, au niveau du 263, accumulait les boutiques de luxe et les travaux d’aménagement de la chaussée. Dans ce bric-à-brac, l’église polonaise jouait des coudes pour s’imposer, à l’angle de la rue Cambon.
Je me garai sur un passage piéton puis courus entre les flaques frémissantes. L’averse avait repris de plus belle. J’enjambai les marches qui menaient au seuil de l’église et m’ébrouai. L’édifice était sombre et sale. Tout autour, les vitrines de luxe, scintillantes, colorées, semblaient lui lancer un regard réprobateur, l’enfoncer plus encore dans sa crasse. Son porche ressemblait à un péristyle brûlé, fermé de colonnes bancales. La pluie s’accumulait entre ses dalles mal équarries.
Malgré l’heure, il régnait ici une certaine activité. Des hommes patibulaires grognaient en polonais, mains dans les poches, bonnets enfoncés jusqu’aux yeux — sans doute des polacks illégaux, en quête d’un boulot au noir. Une religieuse, dont le voile crémeux flottait dans l’obscurité, épinglait soigneusement des petites annonces à l’intérieur d’une vitrine.
Je poussai la porte en bois.
Franchis le premier sas et fis pivoter la porte suivante.
L’église était ronde. Et noire. La nef et le chœur formaient un grand ovale, où descendaient très bas des lustres — couronnes de fer forgé qui soutenaient des lampes de verre teinté, diffusant une lumière anémique, couleur d’ambre. Je dus battre plusieurs fois des paupières pour apprivoiser les ténèbres. Des bancs occupaient l’espace, en rangs obliques, jusqu’au maître-autel, qui se résumait à une marche surplombée par une croix massive, quelques cierges et un grand tableau indéchiffrable. À droite, au fond de l’abside, la veilleuse rouge du Saint-Sacrement vacillait. Tout semblait vague, indistinct, suspendu dans l’ombre où circulaient des odeurs d’encens et de fleurs pourries.
J’effleurai l’eau du bénitier, me signai et fis quelques pas. À la faveur des lustres, j’aperçus les tableaux sur les murs. Les saints, les anges, les martyrs n’avaient pas de visage mais les cadres de vieil or, allumés par les cierges, semblaient se consumer à feux doux. Très haut, sous la coupole, des vitraux brillaient faiblement. La pluie battait les verres et les plombs, distillant un sentiment d’humidité écrasant.
Personne en vue.
Pas un fidèle sur les bancs, pas un pèlerin au pied de l’autel. Et surtout, pas de Manon. Je consultai ma montre : 22 heures. À quoi pouvait-elle ressembler ? Je me souvenais des portraits de la petite fille. Très blonde, cils et sourcils invisibles. Avait-elle toujours cette apparence d’enfant albinos ? Je n’imaginais rien. Mais une sourde excitation palpitait au fond de mes veines.
Sur ma gauche, un craquement de bois.
On venait de bouger, au premier rang. Je discernai des cheveux gris, des épaules trapues — et un col blanc. Un prêtre. Je m’approchai. Et m’arrêtai aussitôt, frappé par la perfection du tableau.
L’homme était à genoux, carrure parallèle aux angles des bancs, nuque argentée, inclinée comme pour recevoir une épée de sacrement. Je ne contemplais pas seulement un religieux en prière mais, j’en étais certain, un combattant. Un de ces prêtres-soldats polonais, lointains héritiers des ordres militaires des croisades. Un dur, un pur, venu de temps immémoriaux.
Il se leva et, après avoir effectué un signe de croix, rejoignit l’allée centrale. Dans la lumière parcimonieuse, je découvris son visage et reculai de surprise. Je connaissais cet homme.
C’était le prêtre en civil, aperçu à la messe de Luc.
L’homme à qui Doudou avait donné le plumier de bois noir.
L’homme qui s’était signé à l’envers.
J’esquissai un pas pour me dissimuler mais il m’avait déjà repéré. Sans hésiter, il s’avança vers moi. Son visage aux mâchoires solides coïncidait avec ses épaules d’athlète, engoncées dans la veste noire.
— Vous êtes venu.
La voix était nette, cléricale. Sans trace d’accent.
— C’est vous qui m’avez donné rendez-vous ? demandai-je stupidement.
— Qui d’autre ?
J’étais d’une lenteur effrayante :
— Qui êtes-vous ?
— Andrzej Zamorski, nonce apostolique du Vatican. Détaché dans plusieurs pays, dont la France et la Pologne. Un destin curieux que le mien : ambassadeur étranger dans mon propre pays.
À la deuxième écoute, un accent très léger affleurait. Si léger qu’on ne pouvait dire si cette inflexion provenait de sa langue maternelle ou de toutes celles qu’il avait parlées depuis. Je désignai la nef autour de nous :
— Pourquoi cette rencontre ? Pourquoi ici ?
Le prélat sourit. J’avais maintenant dans l’œil chaque détail de son visage. Des traits musclés, affûtés encore par la brosse argentée des tempes. Des pupilles claires, d’un bleu de glace. Le nez ne collait pas avec le reste : fin, droit, presque féminin, incongru dans ce visage d’instructeur commando.
— En réalité, nous ne nous sommes jamais quittés.
— Vous me suivez ?
— Inutile. Nous marchons sur la même route.
— Au stade où j’en suis, je n’ai plus de patience pour les devinettes.
L’homme pivota puis effectua une brève génuflexion. Il désigna une porte latérale, au contour éclairé.
— Suivez-moi.
Tapissée de bois clair, la sacristie évoquait un sauna suédois. Le lieu sentait le pin et l’encens. L’analogie s’arrêtait là : il faisait ici un froid de canard.
— Donnez-moi votre imperméable. Nous allons le faire sécher.
Je m’exécutai docilement.
— Thé, café ?
Zamorski avait posé mon trench sur un maigre radiateur électrique. Il tenait déjà un Thermos, qu’il dévissa d’un geste rapide.
— Café, s’il vous plaît.
— Je n’ai que du Nescafé.
— Pas de problème.
Il versa une cuillerée de poudre dans un gobelet plastique, puis fit couler l’eau brûlante.
— Sucre ? Je refusai de la tête et saisis avec précaution le gobelet qu’il me tendait.
— Je peux fumer ?
— Bien sûr.
Le Polonais posa un cendrier à côté de moi. Ces politesses, ces manières courtoises entre deux inconnus, sur fond de meurtres et de possession, étaient surréalistes.
J’allumai ma Camel, m’installant sur une chaise. J’en étais encore à digérer ma déception — pas de Manon, pas de femme secrète sous les vitraux. Mais cette nouvelle rencontre allait être fertile, je le sentais.
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