— Quelle est l’explication ?
— Son âge, encore une fois. Plus un cerveau est jeune, plus il possède de cellules. Ce qui signifie qu’il dispose d’un vaste territoire pour répartir ses fonctions. Il est évident que l’organe de Manon a subi des lésions mais ses capacités mentales se sont naturellement placées ailleurs, là où les neurones étaient encore valides. C’est ce qu’on appelle la mobilité cérébrale. On a vu des enfants accidentés regrouper toute leur activité mentale dans un seul hémisphère.
Cette allusion à l’amnésie m’inspira une pure question de flic :
— À son réveil, elle se souvenait de la scène du crime ? A-t-elle dit quelque chose sur son agresseur ?
Il balaya d’un geste cette idée :
— Je ne l’ai pas questionnée sur ces faits. C’était le travail des enquêteurs.
— Ils l’ont interrogée ?
— Oui. Mais elle ne se souvenait plus de l’épisode du site d’épuration. Un blocage. C’est assez fréquent au sortir d’un coma. L’amnésie peut même être volontaire. Le cerveau profite, en quelque sorte, du traumatisme pour occulter un épisode qui lui est désagréable.
Manon avait effacé cette scène horrible, mais sa mère, elle, devait être encore sous le choc. Elle avait dû voir dans cette amnésie une deuxième chance pour elle. Et leur avenir. Si Manon ne se souvenait de rien, tout pouvait recommencer. Toujours le doigt de Dieu…
Beltreïn enchaîna, tombant à pic dans mon raisonnement :
— Quand j’ai annoncé la résurrection de Manon à sa mère, elle a pris une décision étrange. Ne pas révéler cette survie. Peut-être craignait-elle la menace de l’assassin. Ou le battage médiatique, je ne sais pas. Dans tous les cas, nous nous sommes organisés avec le juge, le parquet, les enquêteurs, pour ne pas communiquer l’événement.
— J’ai enquêté à Sartuis. Je n’ai trouvé aucune trace de son existence secrète.
— Et pour cause. Manon est restée ici, en Suisse. Ses grands-parents se sont installés à Lausanne.
— Vous voulez dire les parents de Frédéric, le père de Manon ?
— Oui. Je crois que Sylvie, la mère, était orpheline.
Les virements bancaires effectués en Suisse. Les grands-parents, riches industriels, n’avaient pas besoin de cet argent mais Sylvie avait voulu payer, chaque mois, une pension. Une à une, les pièces de l’écheveau trouvaient leur place.
— Vous êtes resté en contact avec Manon ?
— Je ne l’ai jamais perdue de vue.
— Qu’a-t-elle fait ? Je veux dire : quelle a été sa vie ?
— Une existence tout à fait ordinaire. Une jeunesse helvétique, pleine de joie de vivre. Manon est la gaieté incarnée.
— Elle a suivi des études ?
— Biologie. À Lausanne. Elle est actuellement en maîtrise.
Je ressentis un pincement dans la poitrine. Beltreïn parlait de Manon Simonis au présent. La jeune fille vivait, respirait, riait quelque part. Mais j’éprouvais une obscure appréhension.
— Où est-elle aujourd’hui ?
Le médecin se leva sans répondre et se plaça devant la fenêtre. Je répétai, la voix altérée :
— Où est-elle ? Je peux la voir ?
Beltreïn repoussa ses lunettes, d’un coup d’index, et se tourna vers moi :
— C’est tout le problème. Manon a disparu.
Je bondis de mon siège :
— Quand ?
— Après la mort de sa mère. En juin dernier. Manon a été interrogée par les gendarmes français puis elle s’est évaporée.
À peine apparu, le fantôme m’échappait à nouveau. Je retombai dans mon fauteuil, ne pouvant y croire :
— Vous n’avez plus de nouvelles ?
— Non. Le meurtre de sa mère a réveillé les terreurs de son enfance. Elle a fui.
— Je dois la localiser. Absolument. Avez-vous une piste, un indice ?
— Rien. Tout ce que je peux faire, c’est vous donner son identité suisse et son adresse, à Lausanne.
— Elle a changé de nom ?
— Évidemment. Après sa résurrection, sa mère a souhaité la faire repartir à zéro. (Il écrivait sur son bloc d’ordonnances.) Depuis quatorze ans, Manon Simonis s’appelle Manon Viatte. Mais ces renseignements ne vous serviront à rien. Je la connais bien. Elle est assez intelligente pour ne pas se faire surprendre.
J’empochai les coordonnées. Le profil de Manon ne cadrait pas avec les portraits des autres Sans-Lumière. À priori, il n’y avait rien de maléfique dans cette jeune fille.
— Vous avez une photo d’elle ? Une photo récente ?
— Non. Jamais de photo. Je vous ai dit que Manon menait une existence normale. Ce n’est pas tout à fait exact. Elle a vécu dans la peur, dans l’obsession du meurtrier de son enfance. Elle a suivi plusieurs psychothérapies, ici, à Lausanne. Elle était fragile. Très fragile. Sa mère et ses grands-parents la protégeaient. À sa majorité, Manon est devenue indépendante mais elle a continué à vivre sur ses gardes. Pour le moindre déplacement, elle prenait des précautions exagérées. Son appartement était un vrai coffre-fort. Et elle fuyait les appareils photo comme la peste. Elle ne voulait pas que son visage s’imprime quelque part. Elle ne voulait laisser aucune trace. Jamais. C’est dommage. (Il marqua un temps.) Elle me manque terriblement aujourd’hui.
Retour à la case départ, encore une fois.
— Pourquoi m’avoir raconté tout ça ? fis-je avec étonnement. Je ne vous ai même pas montré ma carte officielle.
— La confiance.
— Pourquoi cette confiance ?
— À cause de votre ami.
— Quel ami ?
— Le policier français. Il m’avait prévenu que vous viendriez.
Luc m’avait donc précédé ici aussi. Et il était certain que j’allais marcher sur ses traces. Avait-il déjà prévu de se suicider ? Je palpai mon manteau. J’avais encore sa photo, froissée dans ma poche.
— Vous parlez de cet homme ?
— Luc Soubeyras, oui.
— Vous lui avez tout raconté ?
— Je n’ai pas eu besoin. Il en savait déjà pas mal.
— Il savait que Manon était vivante ?
— Oui. Il était sur ses traces.
Un seul nom expliquait cette avance : Sarrazin. Le gendarme lui avait fait des révélations. Pourquoi à lui et pas à moi ? Luc possédait-il une monnaie d’échange ? Ou un moyen de pression sur le gendarme ?
— Que vous a-t-il dit d’autre ?
— Des choses délirantes. Il était, comment dire… exalté.
— Dans quel sens ?
— Si je peux me permettre, vous m’avez l’air plutôt nerveux mais votre ami, lui, frôlait la pathologie. Il prétendait que Manon était une miraculée. Et du diable, encore ! Comme une autre jeune fille, en Sicile.
— Qu’en pensez-vous ?
Beltreïn laissa fuser un rire sec :
— Je ne veux pas entendre ça. J’ai consacré mon existence à une méthode unique de réanimation. J’ai mis tout mon talent, toutes mes connaissances dans ces recherches. Ce n’est pas pour qu’on attribue mes résultats à des superstitions ou des soi-disant miracles !
— Luc vous a parlé des expériences de mort imminente ?
— Bien sûr. Selon lui, le diable avait communiqué avec Manon durant son coma.
— En tant que scientifique, que pensez-vous de cette hypothèse ?
— Absurde. On ne peut nier l’existence des NDE. Mais il n’y a rien de surnaturel ni de mystique dans ces expériences. Un banal phénomène biochimique. Une sorte d’éblouissement cérébral.
— Expliquez-moi.
— Les NDE ne sont provoquées que par l’asphyxie progressive du cerveau. Au seuil de la mort, le cerveau n’est plus irrigué. Il se produit alors une libération massive d’un neuromédiateur, le glutamate. On suppose que le cerveau, en réaction à cette saturation, libère une autre substance qui provoque le « flash ».
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