— Ça va être difficile.
L’homme serrait les poings. Un mètre quatre-vingt-dix, cent kilos minimum. Pilote ou technicien. Un colosse capable de déplacer un hélicoptère à mains nues.
— Je suis policier.
— Va falloir trouver mieux, mon gars.
— Laissez-moi vous montrer ma carte.
— Tu bouges, je t’assomme. Qu’est-ce que tu fous dans notre bureau ?
Malgré la tension, je ne songeai qu’à ma découverte. Le CHUV de Lausanne, chirurgie cardiovasculaire. Pourquoi cette destination ? Y avait-il dans ce département un magicien susceptible de réanimer Manon ?
Le type s’approcha du bureau et attrapa le téléphone :
— Si t’es vraiment flic, on va appeler tes collègues de la gendarmerie.
— Aucun problème.
Je pensai au gâchis de temps : les explications au quartier-général de Morteau, les appels à Paris, la nouvelle de la mort de Sarrazin qui viendrait ajouter à la confusion. Au moins trois heures de grillées. Je ravalai ma colère derrière mon sourire.
Avant que le gaillard ne décroche, le téléphone sonna. Il porta le combiné à son oreille. Son expression changea. Il attrapa un bloc, nota des coordonnées puis marmonna :
— On arrive.
Il raccrocha et posa les yeux sur moi.
— On peut dire que t’as du bol. (Il désigna la porte.) Tire-toi.
Sauvé par le gong. Une urgence qui tombait à pic. Je partis à reculons vers le seuil et plongeai dans l’escalier. À mi-course, le gus me dépassa. Il sauta sur le sol puis bondit dehors, tenant une feuille à la main, son autre bras mimant l’hélice au-dessus de sa tête. Aussitôt, les autres types foncèrent vers l’hélicoptère. Quand les pales entrèrent en mouvement, j’avais déjà franchi le portail de l’héliport.
L’engin décolla alors que je continuais à marcher. Il frôla les cimes du sous-bois, arrachant les dernières feuilles rouges aux arbres. Je levai les yeux — il me sembla que le pilote, le colosse du bureau, m’observait à travers la vitre du cockpit.
Je démarrai à mon tour, dans le tourbillon de feuilles et de brindilles propulsé dans les airs. Lausanne.
La clé de l’affaire était là-bas.
L’annexe des Champs-Pierres du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois se situait dans les hauteurs de Lausanne, près de la rue Bugnon, non loin du CHUV lui-même. C’était un petit bâtiment de trois étages, dressé parmi des jardins à la japonaise. Cailloux gris et petits pins serrés.
Je remontai à pied l’allée centrale. Les conifères étaient taillés au cordeau et des globes de lumière semblaient suspendus au ras des graviers. L’ensemble était à la fois apaisant, comme un vrai jardin zen, et inquiétant, comme le labyrinthe de Shining. Le ciel s’était couvert. Une brume flottait, évoquant des pollens de fleurs de cerisier.
Le service de chirurgie cardiovasculaire se trouvait au deuxième étage. Le nom du médecin qui avait accueilli le corps de Manon était imprimé dans ma mémoire : Moritz Beltreïn. Opérait-il encore ici, quatorze ans après ? Je trouvai, à l’entrée du département, une minuscule zone de réception. Derrière le comptoir, une jeune femme se détachait, sans blouse ni téléphone, sur un poster de vallons suisses.
Je demandai, d’un ton aimable, à voir le médecin.
Elle me sourit. Elle était jolie et ce détail parvint à m’atteindre, malgré tout. Elle m’observait sous ses cheveux noirs coiffés à l’indienne, grignotant des Tic-Tac. J’insistai :
— Il ne travaille plus ici ?
— C’est le grand patron, fit-elle enfin. Il n’est pas encore là, mais il va passer. Il vient chaque jour, même le week-end. En milieu de journée.
— Je peux l’attendre ?
— Seulement si vous me faites la conversation.
Je feignis de me prendre au jeu et empruntai une expression amusée. Je ne sais pas à quoi je ressemblais mais mes efforts la firent éclater de rire. Elle souffla :
— Je m’appelle Julie. (Elle me serra vigoureusement la main.) Julie Deleuze. Je travaille ici seulement le week-end. Un boulot d’étudiante. Pour la conversation, vous n’êtes pas obligé…
Je m’accoudai et souris franchement. Je hasardai quelques questions personnelles — études, vie quotidienne, loisirs à Lausanne. J’étais en pilotage automatique. Chaque question me demandait tant de peine que je n’entendais pas les réponses.
Un téléphone invisible sonna. Elle plongea sa main sous le comptoir et répondit. Elle m’envoya un clin d’œil, attrapant un nouveau Tic-Tac. Elle avait le teint mat des squaws trop maquillés, dans les westerns allemands des années soixante.
— C’était lui, annonça-t-elle en raccrochant. Il est dans son bureau. Vous pouvez y aller.
— Vous ne l’avez pas prévenu ?
— Pas la peine. Vous frappez. Vous entrez. Il est très sympa. Bonne chance.
Je reculai. Elle demanda :
— Vous reviendrez ?
Ses yeux se plissèrent entre ses mèches soyeuses et noires. Ils étaient verts — d’un vert anisé et léger.
— Il y a peu de chances, fis-je. Mais je garde votre sourire avec moi.
C’était la seule bonne réponse. Lucide et optimiste. Elle rit, puis précisa :
— Derrière vous. Le couloir. La porte du fond.
Je tournai les talons. En quelques pas, j’avais déjà oublié la fille, les yeux, tout. Je n’étais plus qu’un bloc tendu vers la nouvelle étape.
Je frappai à la porte, obtins aussitôt une réponse. En tournant la poignée, je fis une brève prière pour Manon.
Une Manon vivante.
L’homme était debout dans la pièce blanche, classant des dossiers dans une armoire métallique. Râblé, il mesurait à peine un mètre soixante-cinq. De grosses lunettes, une frange basse. La ressemblance avec Elton John était frappante, sauf que ses cheveux étaient gris. Il devait avoir une soixantaine d’années mais sa tenue — jean délavé et laine polaire — évoquait plutôt un étudiant de Berkeley. Il portait aux pieds des Stan Smith. Je m’enquis :
— Vous êtes bien Moritz Beltreïn ?
Il acquiesça puis désigna un siège devant son bureau :
— Asseyez-vous, ordonna-t-il sans lever le nez du dossier qu’il tenait.
Je ne bougeai pas. Quelques secondes passèrent. Je détaillai encore mon hôte. Sa silhouette évoquait une masse, d’une lourdeur inhabituelle. Comme si sa structure osseuse était particulièrement dense, compacte. Enfin, il leva les yeux :
— Que puis-je faire pour vous ?
Je précisai mon pedigree. Nom. Origine. Activité. L’expression du chirurgien, coupée de moitié par la frange et les lunettes, était indéchiffrable.
— Je répète ma question, dit-il d’une voix neutre. Que puis-je faire pour vous ?
— Je m’intéresse à Manon Simonis.
Un sourire apparut. Ses pommettes larges touchèrent la monture géante. Ses lunettes étincelaient mais les verres étaient opaques.
— J’ai dit quelque chose de drôle ?
— Il y a quatorze ans que j’attends quelqu’un comme vous.
— Comme moi ?
— Un étranger à l’affaire, qui aurait enfin compris la vérité. Je ne sais pas quel chemin vous avez pris, mais vous êtes arrivé à destination.
— Elle est vivante, n’est-ce pas ?
Il y eut un silence. Ce fut comme un aiguillage cosmique. Un pivot sur lequel, je le sentais, allait s’orienter toute ma vie. Selon la réponse que j’allais obtenir, mon existence et même, d’une certaine façon, tout l’univers, allaient prendre une direction décisive.
— Elle est vivante, oui ou non ?
— Quand j’ai connu Manon, elle était morte. Mais pas assez pour que je ne puisse la ranimer.
Je m’écroulai sur le siège. Je parvins à dire :
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