L’autoroute filait toujours. Je décidai, encore une fois, de faire le point sur mes trois dossiers criminels et de les comparer. Mai 1999.
Raïmo Rihiimäki tue son père selon la méthode dite des « insectes ».
Une vengeance à chaud, inspirée par le diable. Avril 2000.
Agostina Gedda tue son époux, Salvatore, selon la même méthode.
Une vengeance à froid, inspirée elle aussi par le démon. Juin 2002.
Sylvie Simonis est sacrifiée selon le même rituel.
Encore une vengeance.
Celle du meurtre d’une petite fille possédée, quatorze ans plus tôt.
Seul problème : l’enfant est morte et enterrée depuis quatorze ans.
Elle ne peut avoir commis le crime.
Qui était le Sans-Lumière de l’affaire Simonis ?
Qui était le tueur qui revenait des Limbes, inspiré par Satan ?
Je pilai en pleine autoroute et braquai vers la voie d’urgence. J’éteignis le moteur et secouai la tête malgré moi. La réponse était évidente mais c’était tellement fou, tellement démesuré, que je n’avais jamais risqué une telle hypothèse.
Maintenant, une petite voix me soufflait d’essayer, juste pour voir.
À Sartuis, il y avait une chose que je n’avais jamais vue et qui aurait dû me frapper, par son absence même.
À aucun moment, je n’avais lu ou tenu une preuve tangible de la mort de Manon Simonis. Black-out des magistrats, discrétion des enquêteurs, ignorance des journalistes. Dans tous les cas, je n’avais jamais vu la couleur d’un certificat de décès ou d’un rapport d’autopsie.
Et si Manon Simonis n’était pas morte ?
J’enclenchai la première et laissai de la gomme sur le gravier. Dix kilomètres plus loin, je trouvai la bretelle de sortie de Pau. Je réglai le péage et fis demi-tour, dans un hurlement de pneus.
Direction Toulouse.
Première étape de ma traversée latérale de la France.
Une course nocturne pour rejoindre Sartuis.
À minuit, j’étais à Lyon. À 2 heures, à Besançon. À 3 heures, je retrouvais Sartuis, la ville aux horloges arrêtées. Depuis que j’approchais des vallées du Jura, l’averse crépitait sur ma route. Maintenant, elle ruisselait sur les toits, gonflait les gouttières, formait des torrents le long des trottoirs. L’artère principale semblait pencher, basculer dans le vide de la nuit à la manière d’une cuve.
Je trouvai la place centrale — et avec elle, la mairie. Bâtiment moderne sans âme ni passé qui s’enfonçait dans la boue de l’orage.
Je fis le tour à pied, emportant feuilles mortes et gerbes d’eau dans mon sillage, et repérai le pavillon du gardien.
Je frappai à la fenêtre grillagée. Les aboiements d’un chien retentirent. Je frappai encore. Au bout de deux longues minutes, la porte s’entrouvrit. Un homme me jeta un regard ébahi. Je criai dans le vacarme de la pluie :
— Vous êtes le concierge de la mairie ?
L’homme ne répondit pas.
— Vous êtes le gardien, oui ou non ?
Le chien ne cessait pas d’aboyer. Je me félicitai que le gaillard n’ait pas ouvert complètement sa porte.
— Z’avez vu l’heure ? grogna-t-il enfin. C’est pour quoi ?
— Vous avez les clés de la mairie, oui ou merde ?
— Parlez pas comme ça ou je lâche le chien ! Je suis l’employé municipal. Je fais deux rondes la nuit, c’est tout.
— Prenez vos clés. C’est l’heure d’y aller.
— En quel honneur ?
Je lui fourrai ma carte sous le nez :
— Moi aussi, je suis employé municipal.
Cinq minutes plus tard, l’homme était à mes côtés, vêtu d’une énorme parka à capuche. Il tenait une lampe torche :
— J’ai laissé le chien au chaud. Vous en avez pas besoin ?
— Non. Je dois simplement consulter des fichiers. Dans une heure, vous êtes au lit.
Une poignée de secondes et nous fûmes au cœur du bâtiment. On avançait dans les couloirs comme dans les cales d’un cargo, les tympans assaillis par les bourrasques et les bruissements de pluie.
— Qu’est-ce que vous cherchez au juste ?
— L’état-civil. Les décès.
— Faut monter au premier.
Un escalier, un nouveau couloir, puis l’homme braqua son faisceau vers une porte. Une nouvelle clé et on accéda à une grande salle, traversée par les éclairs obliques de l’orage.
Il actionna le commutateur. La pièce ressemblait à une bibliothèque. Des structures de métal formaient plusieurs galeries, où s’alignaient des dossiers jaunis. À gauche, un bureau trônait en solitaire. Dessus, un ordinateur flambant neuf.
— Vous savez vous en servir ? demandai-je.
— Non. J’ai un chien. Je fais des rondes. C’est tout.
Je me tournai vers les rayonnages :
— Ce sont les archives ?
— À votre avis ? La cafétéria ?
— Je veux dire : on conserve encore une version papier de chaque certificat ?
— J’en sais rien. Tout ce que j’peux vous dire, c’est qu’ils sont toujours ensevelis sous la paperasse, ces cons-là, et…
Je plongeai dans les allées et scrutai les dossiers. Naissances, mariages, décès : tout était là. Un mur était consacré aux disparus — de la période d’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Je trouvai rapidement les années quatre-vingt.
J’attrapai la chemise « 1988 » et feuilletai les fiches jusqu’à novembre. Pas de certificat au nom de Manon Simonis. Mes mains tremblaient. Je dégoulinais sur place. Mois de décembre. Rien. Je remis tout en place.
Un bruit blanc résonnait en moi.
Un dernier truc à vérifier.
De nuit, Le Locle semblait plus sauvage encore que Sartuis. Une grande avenue de ville de Far West, des immeubles-bunkers fouettés par la pluie. Et la voix du père Mariotte, au fond de mon crâne, m’expliquant que Manon était enterrée de l’autre côté de la frontière :
— Sa mère a voulu éviter les médias, le tapage…
Le cimetière se situait au bout de la ville. Je garai la voiture, attrapai ma lampe et remontai l’allée de sapins. J’escaladai la grille et retombai dans une flaque, de l’autre côté.
La mort rend les hommes égaux. Les cimetières aussi. Les stèles, les croix : des verrous de pierre qui scellaient tout — les vies, les destins, les noms. J’avançai et évaluai le boulot : six allées, ouvrant de part et d’autre sur plusieurs dizaines de tombes. Au bas mot, trois ou quatre cents sépultures à déchiffrer.
J’attaquai le premier sentier, torche braquée. La pluie était si serrée qu’elle n’était plus qu’un rideau continu. Le vent frappait en rafales, devant, derrière, sur les côtés, avec la violence d’un boxeur qui s’acharne sur un outsider, acculé dans les cordes.
Première allée : pas de Manon Simonis.
Deuxième allée : pas de Manon Simonis.
Troisième, quatrième, cinquième : TOUJOURS PAS DE MANON.
Le rayon de ma torche glissait sur les croix, les noms, et c’était comme un compte à rebours qui me projetait vers une vérité hallucinante. Depuis combien de temps avais-je compris ? Depuis combien de secondes mon hypothèse s’était-elle transformée en certitude absolue ?
À la fin de la sixième allée, je tombai à genoux dans les graviers.
L’enfant n’était pas morte en 1988.
C’était une bonne et une mauvaise nouvelle.
Bonne : Manon avait survécu à son propre assassinat.
Mauvaise : c’était grâce au diable.
Elle était une Sans-Lumière et elle avait tué sa mère.
Première urgence.
Régler mes comptes avec Stéphane Sarrazin.
Le gendarme avait toujours su que Manon était vivante. Lorsqu’il avait obtenu la charge de l’enquête Simonis, il avait dû consulter le dossier de 1988. Il prétendait que ce dossier n’existait plus mais il mentait, j’en étais sûr maintenant. Il avait dû aussi contacter Setton, devenu préfet, et les autres enquêteurs. Il savait tout. Pourquoi ne m’avait-il pas dit l’essentiel ? Je franchis de nouveau la frontière, la rage au ventre. Et tentai de retracer les faits de l’époque.
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