Je m’enfonçai encore dans mes pensées, quittant Manon pour rejoindre Luc. Était-il allé plus loin que moi encore ? Avait-il retrouvé Manon, vivante, âgée de vingt-deux ans ? Était-ce cette découverte qui l’avait poussé au suicide ?
Je me réveillai avec la lumière du jour.
8 h 30. Je m’habillai et fourrai mes fringues de la veille au fond de mon sac. Puis descendis boire un café dans le restaurant vide de l’hôtel, jetant un coup d’œil aux journaux du matin. Rien sur les meurtres de Bucholz et de Moraz — on était à près de mille kilomètres de Lourdes. Rien sur le corps de Sarrazin : trop tôt.
Une journée de sursis pour appliquer ma stratégie.
Remonter l’histoire du sauvetage de Manon.
Trente minutes plus tard, je stoppai devant la caserne des pompiers de Sartuis. Le ciel était bleu, les nuages blancs. Tout semblait calme. La nouvelle de la mort de Sarrazin n’était toujours pas parvenue. Personne ne bavardait dans la cour, personne n’écoutait son cellulaire, les yeux exorbités.
Juste un samedi comme un autre.
Je contournai le hangar principal en grelottant. Sur l’aile droite, un jeune pompier coiffé en brosse promenait sans enthousiasme un jet d’eau sur la dalle de ciment. Je l’interpellai. Il arrêta son Karcher, s’y reprenant à plusieurs fois pour stopper le déluge, puis demanda d’une voix de fausset, les yeux fixés sur ma carte de flic :
— C’est pour quoi ?
— Une vieille histoire. Manon Simonis. Une petite fille noyée, en novembre 1988. Je cherche les sauveteurs qui ont récupéré le corps.
— Pour ça, il faudrait voir le commandant, il…
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Un homme corpulent apparut derrière le pompier. Cinquante ans, bien marqués sur le visage, des cheveux coiffés au râteau, un nez en patate. Des galons d’argent brillaient sur les épaulettes de son pull.
— Commandant Mathieu Durey, fis-je d’une voix martiale. J’enquête sur le meurtre de Manon Simonis.
— En quel honneur ? Il y a prescription depuis longtemps.
— Il y a des faits nouveaux.
— Tiens donc. Lesquels ?
— Je ne peux rien dire.
J’étais en train de me griller mais il me fallait l’information, coûte que coûte. Le reste était accessoire. L’officier fronçait les sourcils dans la clarté matinale. Mille rides convergeaient autour de ses yeux. Il demanda d’un ton intrigué :
— Pourquoi venir chez nous ?
— Je voudrais interroger les pompiers qui ont participé à l’émersion de l’enfant.
— J’étais de l’équipe. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Vous vous souvenez de l’état du corps ?
— Je ne suis pas médecin.
— La petite fille était bien morte ?
Le gradé lança un coup d’œil étonné à l’aspirant. J’insistai :
— Il n’y a aucune chance pour que Manon ait été réanimée ?
Il paraissait maintenant déçu : il venait d’accorder son attention à un fou.
— La petite avait passé au moins une heure dans l’eau, répondit-il. La température de son corps était descendue sous la barre des vingt degrés.
— Son cœur ne battait plus ?
— Quand on l’a repêchée, elle ne présentait plus le moindre signe d’activité physiologique. Peau cyanosée. Pupilles dilatées. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
Je n’arrêtais pas de frissonner dans mon trench-coat. Je demandai encore :
— Où le corps a-t-il été transféré ?
— Je ne sais pas.
— Vous n’avez pas parlé avec les urgentistes ?
Son regard fit la navette entre moi et son acolyte puis il admit :
— Tout s’est passé très vite. Le Samu avait un hélicoptère.
Je remontai mentalement les images et les fis défiler à bonne vitesse. 12 novembre 1988, 19 heures. Pluie battante. Les gendarmes découvrent le corps, sur le site d’épuration. Les pompiers plongent aussitôt dans le puits. La civière remonte à la lueur des projecteurs et des gyrophares. Alors, les urgentistes décident d’utiliser un hélicoptère. Pourquoi ? Où avaient-ils emmené Manon ? L’officier proposa :
— Ils ont dû la transporter à Besançon. Pour l’autopsie.
— L’hélicoptère du Samu, demandai-je, où stationne-t-il ? À Besançon ?
L’homme me dévisageait, comme pour déceler un sens caché dans mes questions. Il déclara, en secouant la tête :
— Pour ce genre de transports, on fait appel à une boîte privée, à Morteau.
— Quel nom ?
— Codelia. Mais je ne suis pas sûr que ce soit eux qui…
Je remerciai les deux pompiers d’un signe de tête et courus vers ma voiture.
Un quart d’heure plus tard, je retrouvais la capitale de la saucisse, tassée au fond de sa petite vallée. L’héliport se situait à la sortie de la ville, sur la route de Pontarlier. Un entrepôt de tôle ondulée, s’ouvrant sur une piste d’atterrissage circulaire. Un seul hélicoptère attendait sur le tarmac.
Je stoppai cent mètres avant et réfléchis. C’était quitte ou double : soit les hommes de permanence étaient de bonne composition et m’ouvraient leurs archives, soit ma carte de flic ne suffisait pas et ma piste se fermait d’elle-même. Je ne pouvais pas prendre ce risque.
Je redémarrai, dépassai l’héliport puis me rangeai après le premier virage, sous les arbres. Je revins à pied, abordant le hangar par l’arrière. Je lançai un regard sur le côté. Trois hommes discutaient sur la piste, près de l’hélicoptère. Avec un peu de chance, les bureaux seraient vides.
Je longeai le mur et pénétrai dans l’entrepôt. Mille mètres carrés d’un seul tenant. Deux hélicoptères, à moitié démontés, évoquant des insectes aux ailes démantibulées. Personne. Surplombant l’atelier, à gauche, une mezzanine abritait une salle vitrée. Pas un mouvement là-haut non plus.
Je grimpai les marches et poussai la porte de verre. Un ordinateur était en veille sur le bureau principal. J’appuyai sur la touche d’espacement. L’écran s’alluma, avec sa série d’icônes. J’étais en veine. Tout était là, soigneusement titré : les déplacements, les clients, les moyennes de consommation de kérosène, les carnets d’entretien, les factures…
Pas de mot de passe, pas de listings labyrinthiques, pas de logiciels inconnus. Une superveine. Je cliquai sur le document « Urgences », et trouvai un dossier pour chaque année.
Bref regard par la baie vitrée : toujours personne en vue. J’ouvris « 1988 » et fis défiler la liste jusqu’à novembre. Les missions dans la région n’étaient pas nombreuses. Je repérai la feuille de route qui m’intéressait :
Jet-Ranger 04
18 novembre 1988, 19 h 22, APPEL XM 2453 : SAMU/Hôpital Sartuis. DESTINATION : Site d’épuration Sartuis.
Carburant : 70 %.
18 novembre 1988, 19 h 44, TRANSFERT XM 2454 : SAMU/Hôpital Sartuis. DESTINATION : annexe des Champs-Pierres du CHU Vaudois (CHUV) Lausanne, Service de Chirurgie Cardiovasculaire. CONTACT : Moritz Beltreïn, chef de service.
Carburant : 40 %.
J’accusai le coup. Manon n’avait pas été transférée dans un hôpital de Besançon. L’hélicoptère avait franchi la frontière suisse et s’était directement rendu à Lausanne. Pourquoi là-bas ? Pourquoi ce service — chirurgie cardiovasculaire — pour accueillir une enfant noyée ?
Les synapses de mon cerveau fonctionnaient à la vitesse du son. Je devais rencontrer l’urgentiste qui avait assuré le transfert de Manon Simonis. L’idée de cette destination ne pouvait venir que de lui.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
Une ombre entra dans mon champ de vision, sur la gauche.
— Je vais vous expliquer, fis-je avec un large sourire.
Читать дальше