Le médecin me fit un signe en direction du salon. Je découvris un décor surchargé. Du bois noir, toujours, mais surtout d’innombrables bibelots, des effigies de la Vierge, du Christ, de saints. Des chapelets exposés sous vitrine. Des croix, des timbales, des cierges sur chaque meuble. Une odeur de fumée froide provenait de la cheminée éteinte.
— Asseyez-vous.
La proposition ne tolérait aucune discussion. Le chien nous avait suivis. Placide, il paraissait habitué au porte-voix qui lui servait de maître. Je traversai avec précaution le foisonnement d’objets et m’installai sur le canapé, face à la porte-fenêtre. Bucholz se pencha vers une table à roulettes, cliquetante de bouteilles :
— Vous voulez boire quelque chose ? J’ai de la chartreuse, de la liqueur de cerises, fabriquée par des Dominicains, du calva des Pères de la chapelle de Montligeon, de l’excellente eau-de-vie de l’abbaye de…
— Merci. Il est un peu tôt pour moi.
J’aperçus un Catéchisme de 1992 sur la table basse, signe que je n’étais pas vraiment chez un chrétien nouvelle tendance, militant pour le mariage des prêtres. Il s’écrasa dans un fauteuil face à moi puis plaqua ses mains sur ses genoux.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Je l’attaquai à l’oblique :
— J’aurais voulu d’abord connaître votre opinion générale.
— Sur quoi ?
— Le phénomène du miracle. Comment l’expliquez-vous ?
Il partit d’un soupir à faire vibrer les vitres :
— Vous me demandez de résumer vingt-cinq ans de ma vie. Et cinquante de foi !
— Mais existe-t-il une explication scientifique ?
— En tant que médecin, croyez-moi, j’aimerais savoir, techniquement, comment tout ça se passe. J’en ai tellement vu…
Je cherchai du regard un cendrier. En vain. Pas la peine de demander si je pouvais fumer. Sous l’odeur de cheminée, des effluves de cire et de produits javellisés trahissaient un maniaque de la propreté. Bucholz reprit :
— On parle toujours de la soixantaine de miracles reconnus par l’Église, mais ce n’est qu’une partie des guérisons recensées par le Bureau des Constatations Médicales ! À votre avis, depuis les apparitions de la Vierge, combien a-t-on constaté de miracles ?
— Je ne sais pas.
— Dites un chiffre.
— Honnêtement, je n’en ai aucune idée. Cinq cents ?
— Six mille. Six mille cas de rémissions spontanées, sans la moindre explication.
— C’est un effet de l’eau ?
Il nia avec violence. Une espèce de rancune agressive perçait sous ses gestes. Il me faisait penser à un prêtre défroqué, ou un militaire dégradé.
— L’eau n’a aucun pouvoir, fit-il. Elle a été analysée, sans résultat.
— L’influence spirituelle du lieu ? Un processus psychologique ?
Il balaya l’air de sa grande main mouchetée de tavelures :
— Non. Dès qu’il y a soupçon d’hystérie ou de psychosomatisme, nous éliminons le cas.
— Alors quoi ?
— En vingt-cinq ans d’expérience, dit-il plus bas, je me suis fait mon opinion.
— Je vous écoute.
— C’est une question d’appel et d’énergie. Derrière chaque miracle, avant Lourdes, avant l’eau, il y a un appel. Une prière. Un espoir. Parfois, celui d’une famille. D’autres fois, de tout un village. Ces gens concentrent une formidable force d’amour, qui agit comme un aimant. Cette force attire une puissance supérieure, d’ordre cosmique mais de même nature. C’est cette puissance bienfaisante qui guérit. Une autre façon de dire que l’appel est entendu par Dieu.
Rien de neuf sous le soleil. Je soulignai :
— Derrière chaque pèlerin, il y a toujours une prière, un espoir.
— Je suis d’accord. Et je ne peux expliquer la sélection divine. Pourquoi tel sujet et pas un autre ? Mais de temps en temps, l’aimant fonctionne. La prière déclenche le… magnétisme divin.
— L’eau de la source ne joue donc aucun rôle ?
— Peut-être celui d’un conducteur, admit-il. L’énergie dont je parle serait comparable à une électricité transmise par l’eau de Lourdes. Etes-vous chrétien ?
— Pratiquant.
— Très bien. Alors vous pouvez saisir ce dont je parle. Cette force n’est pas un prodige, une énergie surnaturelle. Aujourd’hui, même les plus grands astrophysiciens en viennent à cette idée. Qu’y a-t-il derrière les atomes ? Qui les oriente, les ordonne ? Nous connaissons les quatre puissances élémentaires qui ont présidé à la création de l’univers : les deux forces nucléaires, la « forte » et la « faible », la force de gravité, la force électromagnétique. Il se pourrait qu’il y ait une cinquième force : l’esprit. De plus en plus de scientifiques émettent l’hypothèse qu’une telle puissance agit derrière l’organisation de la matière. Pour moi, cet esprit est amour. Qu’y a-t-il d’incroyable à imaginer que de temps à autre, cette force reconnaît l’un de nous ? Se focalise pour venir en aide à un simple mortel ?
Il était temps d’entrer dans le vif du sujet :
— C’est ce qui s’est passé pour Agostina ?
Il se redressa, brutalement :
— Pas du tout. Ce n’est pas cette puissance-là qui a sauvé la petite.
— Il en existerait une autre encore ?
Un sourire réchauffa son visage d’illuminé :
— Une version corrompue. Une force négative. Le mal. Agostina Gedda a été sauvée par le diable. (Il brandit un index menaçant.) Et attention : je l’ai toujours su ! Je n’ai pas attendu qu’elle zigouille son mari pour reconnaître sa nature maléfique.
Je n’ajoutai rien. Il suffisait d’attendre la suite. Bucholz se lissa le front :
— Sa visite à Lourdes n’avait pas donné de résultat. C’était évident.
Lorsqu’il y a guérison, elle est spontanée. Ou dans les jours qui succèdent à l’immersion. Chez Agostina, rien ne s’est passé. La gangrène a continué sa progression.
— Vous avez suivi le cas ?
— Je m’étais attaché à la petite. Avant le passage dans les piscines, l’auscultation au Bureau médical est obligatoire. Cette enfant de onze ans, dans son siège roulant, qui pourrissait à vue d’œil : cela m’a bouleversé. Le mois suivant, en juillet, j’ai moi-même effectué le voyage pour vérifier le diagnostic. Il n’y avait plus d’espoir.
— Agostina a pourtant guéri, quelques semaines plus tard.
— Le diable a agi quand la petite a sombré dans le coma.
— Comment le savez-vous ?
Nouveau silence, nouveau geste sur le front.
— Depuis le départ, j’avais des soupçons.
— Quels soupçons ?
Il souffla, comme s’il devait s’atteler à une explication très complexe.
— Je vous le répète : j’ai dirigé le BCM pendant vingt-cinq ans. Je connais les rouages de la ville, les réseaux qui y mènent. Les associations qui organisent les pèlerinages. Certaines d’entre elles ont mauvaise réputation.
Je songeais à l’unital6. Je suggérai ce nom. Bucholz acquiesça :
— Il y avait des rumeurs. On murmurait qu’au sein de cette organisation, on consolait parfois les espoirs déçus d’une drôle de manière… Passé un certain seuil de désespoir, l’homme est prêt à tout entendre. À tout essayer.
— Comme faire appel au diable ?
— Des éléments pourris, absolument pourris, de l’unital6 profitaient de certaines détresses pour proposer ce recours. Des messes noires, des invocations, je ne sais quoi au juste…
L’avertissement du prêtre famélique : « Dans les ténèbres, il y a plusieurs fronts. » Pour l’heure, j’en comptais trois. Les Sans-Lumière et leurs meurtres sous influence. Mes tueurs qui semblaient protéger la porte des Limbes. Et maintenant ces escrocs de l’au-delà, marchands de miracles au noir…
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