Soudain, un malaise dans le malaise.
Une sensation aiguë, différente.
On me suivait. Pas un homme de van Dieterling, ni le regard abstrait de Pazuzu. Quelque chose d’autre. En une fraction de seconde, je sus : les tueurs. Regard circulaire. Rien. À l’exception des touristes marchant au ralenti, admirant les tableaux, les mappemondes, les globes célestes. Pourtant, je me sentais repéré, épié, menacé. Et cette foule était un terrain parfait pour une exécution discrète, à l’arme blanche. Le flot m’emporterait jusqu’à la sortie, avec ma lame dans le ventre.
Je me frayai un passage, ponctuant mes pas de « prego », « pardon », « sorry », recueillant en réponse des grognements et des coups de coude. Enfin, dépassant les gardiens qui veillaient sur le troupeau, je me nichai dans un coin, contre une porte vitrée, et repris mon souffle.
Face à moi, un vitrail de Marie et de l’enfant divin, bleu et rouge, me regardait avec autorité. Ce regard m’ordonnait de continuer ma course — sans crainte. J’éprouvai un sentiment de réconfort. Je m’en remis au Seigneur, et me glissai de nouveau parmi la foule.
La fin de la galerie. La masse des touristes paraissait ici plus dense encore, à la manière d’un fleuve nourri de mille rivières. Pour sortir des musées, il fallait passer la dernière épreuve : la grande spirale à rampe de bronze de Giuseppe Momo. Une pente douce qui évoque, avec ses courbes évasées, une structure fuyant vers l’infini.
« Prego, pardon, sorry… » Je me faufilai parmi les groupes. Les boucles se succédaient, tels des loopings obsédants. Une pensée vint m’assaillir : cette pente en vrille entrait en résonance avec la structure profonde de l’être humain. Il existait un accord secret entre cette forme en colimaçon et l’architecture interne de l’homme. Je songeais à l’hélice de notre ADN quand un gros homme attrapa la rampe devant moi, me barrant le passage. Sa carrure occupait toute la largeur de la pente. Je butai contre son bras et prononçai plus fort : « Prego ! » Le type ne bougea pas. Au contraire, ses doigts s’accrochèrent au dos de bronze.
Je compris, un temps trop tard. Je me jetai contre le mur. Un couteau fusa derrière moi. La lame se planta dans l’avant-bras du pachyderme. Je me retournai : je ne vis rien. Seulement des touristes qui commençaient à se bousculer parce que je n’avançais plus. Nouvelle volte-face : le bras blessé avait disparu, lui aussi.
La scène avait été si fulgurante que je me demandai si je n’avais pas rêvé. Mais à cet instant, on m’empoigna. Un homme — pas de visage, seulement une casquette de base-ball, visière baissée — me souleva et me poussa par-dessus bord. Je résistai, cramponné à la rampe, lâchant trench et dossier. Le désordre devint chaos. Les touristes se percutaient les uns contre les autres. La balustrade contre mon ventre, le vide face à moi.
Je m’écrasai contre le parapet, faisant poids de tout mon corps pour ne pas basculer. Les mains me tiraient toujours. Le flot des visiteurs s’écartait maintenant pour passer, sans s’attarder sur notre lutte. Personne ne semblait capter qu’on tentait de me tuer.
Je lançai mon poing. Le coup se perdit dans la foule mais l’emprise se relâcha. Je m’étalai en travers de la pente. Une clameur monta de l’ellipse. Je roulai sur plusieurs mètres, emporté par un enchevêtrement de pieds. Tout le monde se pressait vers la rambarde. Que se passait-il ? Je me relevai et compris. Dans la bousculade, l’assassin avait basculé en arrière. En me débattant, j’avais dû lui faucher les jambes et précipiter sa chute.
Je me relevai, ramassai mes affaires. En état de choc, je dévalai les anneaux. Personne n’avait remarqué notre affrontement. Personne ne m’attrapait par le bras en hurlant « assassino ! ». Je fus charrié, avec les autres, jusqu’au rez-de-chaussée.
Un cercle s’était formé autour du corps, au centre de la structure. Des gardiens criaient pour fendre la masse. Je me faufilai dans leur sillage.
Le corps gisait dans une position impossible. Jambe gauche distordue au point que le pied touchait la hanche. Le bras droit, glissé dans le dos, s’était brisé net. L’os crevait la chemise à l’épaule. La casquette avait été projetée à un mètre et le crâne brillant avait éclaté sur le marbre clair. Une immense auréole sombre se dessinait autour du visage qui, par contraste, semblait plus pâle encore.
La vue d’un cadavre est toujours sidérante mais j’avais une raison supplémentaire d’être stupéfait : je connaissais cet homme. Patrick Cazeviel, le deuxième suspect dans le meurtre de Manon Simonis. L’ancien taulard, tatoué de la taille aux épaules, le prisonnier des anges et des démons.
Un détail, sous sa clavicule gauche, attira mon attention.
Un tatouage qui coiffait les autres sillons et arabesques bleutés. Un dessin qui avait la précision d’un numéro de camp ou d’une cicatrice, mais que je n’avais pas remarqué lors de notre première rencontre. Une sorte de carcan, ou un collier de fer, relié à une chaîne, comme en portaient les prisonniers de jadis.
J’avais déjà vu ce symbole. Mais où ?
— Fiumicino. International airport.
Je plongeai dans le taxi. Une seule urgence : fuir Rome.
Prendre le premier avion, placer le maximum de kilomètres entre moi et cette mort violente. « Un accident », murmurai-je. Les mots tremblaient dans ma bouche. « Un accident… »
Via de Lungara, je songeai à mon sac de voyage resté à la pension.
— Pànteon ! hurlai-je. Via del Seminario !
La voiture tourna sec et traversa le Tibre, sur le pont Mazzini. Je tentai, une fois encore, de rassembler mes pensées, de retrouver calme et contrôle. Impossible. Mes doigts tapotaient la vitre, mon col était trempé de sueur. Pour la première fois, j’éprouvais une envie viscérale de tout plaquer. Rentrer à Paris et jouer au bon flic dans sa niche, quai des Orfèvres.
Le taxi stoppa. Je grimpai dans ma chambre, fis mon paquetage, réglai la note et bondis dans la voiture. En route vers l’aéroport de Rome, je constatai cette stupide évidence : je n’avais nulle part où aller.
Le dossier Gedda était clos. Celui de Raïmo Rihiimäki, l’Estonien identifié par Foucault, aussi. Quant à l’affaire Sylvie Simonis, je n’avais rien trouvé en secouant toute la ville. Aucune nouvelle de Sarrazin, de Foucault, de Svendsen. Aucune des pistes que j’avais lancées n’avait donné quoi que ce soit : le scarabée, le lichen, l’unital6, les croisements de toutes les informations… Point mort absolu.
Je réussis, enfin, à mettre de l’ordre dans mes pensées.
Ma trame était désormais constituée de trois strates distinctes.
La première était le meurtre de Sylvie Simonis. Un tueur à Sartuis. Celui qui avait torturé l’horlogère et vengé Manon. Qui avait gravé dans l’écorce : JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈREet dans le confessionnal : JE T’ATTENDAIS. Était-il lui-même un rescapé de la mort, comme Agostina, comme Raïmo ?
La deuxième strate était la théorie de van Dieterling. Non pas un seul meurtrier mais une série des meurtriers. Il fallait envisager les nouveaux Sans-Lumière dans leur ensemble, déchiffrer la signification de leur rituel, comprendre ce qui se cachait derrière. « Il y a mutation », avait-il dit. Mutation et prophétie.
Le paysage défilait. Que faire ? Chercher encore d’autres cas à travers le monde ? Dans quel but ? Enrichir la liste des assassins qui avaient avoué ? Compléter les archives du prélat ? Identifier, comme il le disait, le « supra-meurtrier » derrière la série ? S’il s’agissait du diable en personne, je me voyais mal lui foutre les pinces…
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