L’ecclésiastique eut son sourire en coin :
— Mais vous ne croyez pas à Satan…
— Je me fais l’avocat du diable. Tous ces témoignages parlent d’une présence, derrière une lumière rouge. Un être de ténèbres qui leur a parlé. Et j’ai remarqué qu’ils refusent tous de traduire cet échange…
— Le Serment des Limbes.
— Quoi ?
— Le pacte du Malin. Une très ancienne tradition lui a donné ce nom : le Serment des Limbes.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Le diable ne donne rien pour rien. Au moment où le sujet meurt, Satan propose son marché. La vie sauve contre une totale soumission. La promesse de faire le mal. On appelle cette « transaction » le Serment des Limbes. Le pacte faustien, mais dans sa version psychique. La fameuse cedula, la déclaration d’allégeance signée avec le sang de l’hérétique. Ici, le serment s’effectue au sein de l’esprit. Pas besoin de sang ni de décorum. « Lex est quod facimus. » Le possédé écrira la loi nouvelle par ses crimes.
Les mots d’Agostina. Des picotements me mordaient la nuque. Tout devenait logique. Les faits prenaient un tour beaucoup trop convaincant, beaucoup trop… indiscutable.
— Mais vous, fis-je brutalement, vous y croyez ?
— Cessez de vous soucier de ce que je crois. Nous devons travailler ensemble.
— Vous avez mon dossier.
— Nous voulons la suite. Nous voulons être informés de chaque élément nouveau.
Il fit un pas vers moi. Sa robe noire sentait l’encens et le vétiver.
— Nous pensons la même chose, vous et moi. Un seul meurtrier. Vous croyez à un assassin en chair et en os. Je crois à un supra-assassin, qui se cache dans les replis du coma. Appelez-le comme vous voulez, diable, bête, ange des ténèbres, mais cet « inspirateur » donne ses ordres du fond des limbes. Nous devons le démasquer. Ensemble.
— Je ne peux pas vous aider. Je ne partage pas vos convictions. Je…
— Taisez-vous. Tout est en train de changer et vous êtes au cœur de cette mutation.
— Quelle mutation ?
— Le style de l’inspirateur. Auparavant, il se contentait d’ordonner la violence, la torture, le meurtre aux possédés. Peu importait la manière. Maintenant, il leur dicte un rituel particulier. Les insectes, le lichen, les morsures, la langue tranchée… C’est lui qui souffle ces détails à ses créatures. Vous avez le dossier Simonis. Nous avons le dossier Gedda. Il y en a d’autres.
Je songeai à Raïmo Rihiimäki, l’Estonien. Combien d’autres encore, à l’échelle de la planète ? Van Dieterling avait raison, et moi-même, je l’avais déjà compris : ce n’était pas une série de meurtres, mais une série de meurtriers. Des meurtriers qui, dans cette logique, devenaient les indices désignant un assassin transcendant, métaphysique. Celui qui tirait les ficelles, au fond de la « gorge ».
Je demandai :
— Comment savez-vous qu’il y en a d’autres ?
— Nous le savons. Nous le devinons. Et maintenant, nous avons besoin d’un enquêteur de terrain. Un vrai flic. Sans frontières ni principes. Un homme comme vous, qui se complaît dans la violence et le mensonge. Prêt à tout pour parvenir à ses fins.
J’encaissai l’insulte. Après tout, ce n’était pas si loin de la vérité. Le prélat continua :
— Vous devez retrouver ces miraculés du diable. (Il haussa la voix.) Une nouvelle race de tueurs est en train d’émerger. Nous devons comprendre pourquoi le démon sauve ces hommes, ces femmes et les pousse à se venger d’une manière aussi précise !
Je lui servis la réponse du pauvre :
— Je n’ai même pas de suspect dans l’affaire Simonis.
— Vous trouverez. Chaque fois, c’est la même histoire. Un mortel est assassiné, puis sauvé par le diable. Il se venge ensuite, parfois beaucoup plus tard, en utilisant des acides, des insectes, du lichen, je ne sais quoi encore. Nous voulons la liste de ces meurtres. Nous voulons comprendre pourquoi le démon agit maintenant, par la main de ses émissaires, comme un tueur en série, avec ses obsessions, sa méthode, sa signature. Nous pensons qu’il y a là-dessous un message à déchiffrer. Une prophétie.
C’était donc ça. Les noms de la Bête sur le corps des victimes. Les mutilations qui reprenaient les armes mêmes de la mort. Un message. La parole de Lucifer…
Vertige. Mon enquête ne se déroulait pas sur un plan terrestre, mais eschatologique. Au bout des meurtres, il n’y avait pas de simples meurtriers, mais Satan en personne. Un démon qui hurlait et agissait à travers ses esprits vengeurs…
Encore une fois, je songeai à Luc. Était-il allé aussi loin dans son enquête ? Avait-il découvert la prophétie du Malin ? Je palpai le fond de mes poches et trouvai son portrait froissé :
— Connaissez-vous cet homme ?
Les lèvres du cardinal s’arquèrent, en un pli d’indifférence :
— Non. Qui est-ce ?
— Un ami à moi. Flic, lui aussi. Il travaillait sur cette affaire.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il s’est suicidé.
— Alors, il a échoué. N’échouez pas, Mathieu Durey. Ne me décevez pas !
Il fit volte-face. Sa robe claqua. Un avertissement noir et rouge. L’Inquisition était de retour, par une mystérieuse fracture des siècles.
— Je vous abandonne ici. Vous n’avez plus qu’à suivre le sens de la visite. Au bout de la salle, tournez à droite dans la galerie. Au fond, vous trouverez la sortie.
Le ton de miel de Rutherford contrastait avec la voix d’imprécateur de van Dieterling. Nous étions remontés à la surface. Dans l’entrebâillement de la porte, j’aperçus le Salon Sixte-Quint :
— Aucun problème, fis-je d’une voix absente.
Je saluai Rutherford et me mis en marche. Il m’arrêta par le bras :
— Nos coordonnées, dit-il en plaçant une feuille pliée dans ma poche de veste. Au cas où vous les auriez perdues.
Il souriait toujours, mais sa poigne était ferme. L’étau se resserrait sous la soie. Je me glissai parmi les visiteurs, qui avançaient maintenant par grappes dans la Salle Sixtine. Imper sur le bras, je tenais mon dossier comme un touriste venu prendre des notes.
Après ces heures de solitude et de révélations, j’étais hébété. Je ne remarquai ni la foule ni le brouhaha qui m’entouraient. Je ne voyais que les tableaux. Sixte Quint tendait le bras vers les plans de la nouvelle bibliothèque qu’on lui présentait. L’empereur Auguste, fondateur de la Bibliothèque Palatine, s’avançait parmi des hommes de lettres qui ressemblaient à des ermites, barbus et nus. Des prélats trônaient lors du Concile de Constantinople, alors que des soldats les désignaient du doigt.
Les mitres blanches, les casques mordorés, les robes rouges et safran, tout cela me montait à la tête. Chaque détail provoquait en moi une sensation physique, aussi concrète qu’une gorgée de thé brûlant ou une gifle d’eau glacée. La rumeur des voix, la chaleur des corps semblaient se fondre dans le malaise… J’étais en plein syndrome de Stendhal.
Soudain, je me sentis partir. Je m’appuyai contre une épaule, récoltant en retour une bourrade, assortie de protestations en langue Scandinave. Je devais sortir d’ici, d’urgence. Je me glissai dans le flux des visiteurs.
Les tableaux défilaient. Un christ brandit devant moi une table où était inscrit : EGO SUM. Les lettres s’inscrivirent au fer rouge dans mon cerveau. Enfin, j’accédai à la galerie.
Je n’y éprouvai aucun soulagement : elle était surchargée de fresques, de sculptures, d’objets anciens d’astronomie. Je pris à droite et taillai dans le courant humain, longeant les fenêtres qui donnaient sur les jardins du Vatican et ses pins parasols. Ma vue s’obscurcissait, ma peau se dressait en une chair de poule drue et glacée.
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