La foule reprenait en chœur l’ Ave Maria. Ce pic de ferveur s’enfonçait en moi comme une lame, à la fois douloureuse et bienfaisante. J’adorais ces grands rassemblements d’où s’élevait une foi universelle. Messes de minuit, allocutions du pape sur la place Saint-Pierre, congrès d’été à Taizé…
Un homme en soutane, à l’air affairé, passa devant moi. Il tournait le dos à la cérémonie. Sans doute un prêtre du cru. Je lui fis signe.
— S’il vous plaît, je cherche la résidence de l’évêque.
— Mgr Perrier ?
— Je dois le voir aussitôt que possible.
Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule, vers le parvis.
— Ce sera difficile aujourd’hui. C’est un jour de célébration.
Je sortis ma carte de flic :
— C’est une urgence.
Des rides plissèrent son front. Je n’étais vraiment pas dans le ton.
— Vous devez attendre la fin de la messe.
— Où est sa résidence ?
— Au sommet de la colline, un peu plus haut.
— Je vais l’attendre là-bas.
— Le chalet épiscopal est indiqué. Au fond d’un parc. Je vais à la grotte. Je lui dirai que vous l’attendez.
Je repris ma route. Le ciel gris se reflétait sur la chaussée humide, déployant des reflets durs, changeants. Dans ces rues mornes, aux façades de granit trop serrées, il y avait quelque chose de poignant, d’infiniment triste, et en même temps de très fort, d’indestructible.
Je franchis la grille du parc, sachant déjà que je n’aurais pas la patience d’attendre ici. Filer tout de suite au Bureau des Constatations Médicales ? Je traversai les jardins puis découvris le chalet — un presbytère de taille industrielle.
J’entrai dans le vestibule. Des murs de plâtre, une grosse croix suspendue face au seuil, un banc de bois. Je m’assis et allumai une clope.
Une porte claqua, au fond du couloir.
Un prêtre surgit, criant dans un téléphone portable :
— Mes experts seront là dans deux heures. Je viens chercher le dossier du patient moi-même puisque vous n’êtes pas foutus de nous l’envoyer. Le bureau est bien ouvert, non ?
Je m’écartai pour le laisser passer. En une seconde, je devinai qu’il était en train de parler du BCM, le Bureau des Constatations Médicales. Je le suivis dehors et l’interpellai alors qu’il refermait son cellulaire.
L’homme s’arrêta, l’air hostile. Il paraissait sortir directement d’un roman de Bernanos. Les joues creuses, l’œil fanatique, la robe luisante à force d’usure. Je lui demandai si le BCM était bien ouvert aujourd’hui. Il confirma. J’ajoutai :
— Vous y allez, non ? Je dois m’y rendre moi aussi.
Il me toisa de la tête aux pieds, le regard mauvais.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis policier. Je travaille sur un cas de miracle officiel.
— Lequel ?
— Agostina Gedda. Août 1984.
— Vous ne trouverez personne pour vous parler d’Agostina.
— Je pense au contraire obtenir le dossier complet. Interroger Mgr Perrier et le médecin qui a suivi ce cas.
L’homme eut un rictus. Ses os jouaient sous sa peau :
— Personne ne vous dira l’essentiel.
— Même pas vous ?
L’homme s’approcha. Sa soutane puait la moisissure :
— Satan. Agostina a été sauvée par Satan.
Encore un amateur de diableries. Tout à fait ce qu’il me fallait. J’utilisai un ton ironique :
— Le diable à Lourdes : il y a conflit d’intérêts, non ?
Le prêtre hocha lentement la tête. Son sourire s’élargit, entre mépris et consternation :
— Au contraire. Le diable vient ici recruter. La faiblesse, le désespoir : c’est son terrain de prédilection. Lourdes, c’est le marché aux miracles. Les gens ici sont prêts à croire n’importe quoi.
— Qui a suivi le cas d’Agostina ?
— Le D rPierre Bucholz.
— Il travaille toujours au BCM ?
— Non. Il est à la retraite. « On » l’a mis à la retraite.
— Pourquoi ?
— Pour un flic, vous êtes plutôt lent. Il était aux premières loges, vous comprenez ? Il devenait gênant.
— Où je peux le trouver ?
— Sur la route de Tarbes. Prenez la D507. Juste avant le village de Mirel, une grosse maison de bois noir.
— Merci.
Je le contournai. Il attrapa mon bras :
— Faites attention. Vous n’êtes pas seul sur cette voie.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ils viennent ici, eux aussi.
— Qui ?
— Ils cherchent les miraculés du diable. Ils sont plus dangereux que tout ce que vous pouvez imaginer. Ils ont des règles, des ordres.
— Qui guette ? Qui a des ordres ?
— Dans les ténèbres, il y a plusieurs fronts. Ceux-là ont une mission.
— Quelle mission ?
— Ils doivent recueillir sa parole. Ils n’ont pas de livre, vous comprenez ?
— Pas un mot de ce que vous dites. De qui parlez-vous, bon sang ?
Son regard se teinta de pitié :
— Vous ne savez rien. Vous avancez comme un aveugle.
Ce corbeau commençait à me taper sur les nerfs :
— Merci de m’encourager.
— Abandonnez. Vous marchez sur leur territoire !
Sur ces mots, il fonça dans le sentier, me dépassant et plongeant sous l’ombre des arbres. Je restai quelques secondes, observant sa soutane grisâtre disparaître. Je n’avais pas compris l’avertissement mais j’étais certain d’une chose : l’inconnu venait d’évoquer, sans le savoir, mes tueurs.
Des hommes qui cherchaient aussi les Sans-Lumière et qui étaient prêts à abattre tout concurrent sur leur chemin.
Le prêtre n’avait pas menti.
Trois cents mètres avant Mirel, la maison de bois était là.
En retrait de la route, elle ne détonnait pas dans le paysage lugubre. Posée au pied des collines pelées qui chevauchaient l’horizon, elle était entourée d’arbres nus et de champs noirâtres.
Je me rangeai devant le portail et tirai la cloche du jardin. Un chien se mit à aboyer puis le silence revint. La clôture de planches était plus haute que moi : je ne distinguais rien. Je commençais à me faire une raison quand j’entendis le claquement d’une baie vitrée qu’on ouvre.
Des pas sur les cailloux, les halètements du chien. La porte s’ouvrit. Tout de suite, je devinai que le D rPierre Bucholz allait entrer en tête de liste des allumés que j’avais croisés jusqu’ici. Grand, puissant, il portait une veste pied-de-poule à coudières et un pantalon de laine noire. La soixantaine, un front haut, dégarni, qui lui donnait l’air d’un gros caillou gris, il arborait une barbe en collier austère. Au-dessus de ses traits crispés, des yeux perçants, brillants, cinglés. Des yeux d’inquisiteur contemplant ses bûchers crépitants.
— C’est pour quoi ? hurla-t-il.
Il parlait comme si j’étais posté à une dizaine de mètres de lui. En réalité, j’étais si près que je venais de me prendre une volée de postillons. Je lui expliquai la raison de ma visite. Il s’agrippa au chambranle du portail, dans un mouvement théâtral, puis murmura, en se massant le cœur de son autre main :
— Agostina… Cette tragédie…
Je contournai le chien — un molosse au poil ras — et suivis le médecin dans son antre. La maison noire était percée de baies vitrées aux jointures mal ajustées. L’ensemble tenait plus du mobile home que de la « wooden house » d’architecte.
Bucholz s’arrêta pour ôter ses chaussures et se glisser dans des charentaises. Je proposai de me déchausser. L’idée parut lui plaire mais il se ravisa : il prit seulement mon imperméable. Le vestibule abritait un porte-parapluie, des patères pour les manteaux, ainsi que le nécessaire du parfait chasseur : bottes, poncho de pluie, chapeau de feutre. Le fusil à chevrotines ne devait pas être loin.
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