Je cliquai au hasard sur l’extrait d’un rapport de la police fédérale de Saint Louis, Missouri, États-Unis, daté du 2 mai 1992, signé du détective Sam Hill. Le rapport concernait le décès d’Andy Knightley, seize ans, abattu à bout portant, à une heure du matin, dans le quartier du Septième District. « Le dernier », me dis-je pour moi-même.
Andy avait été retrouvé mort, frappé à la poitrine par une décharge de fusil à pompe calibre 12 dans le Septième District. La note précisait qu’il s’agissait d’un ghetto de Saint Louis, 100 % noir, où s’affrontaient deux gangs, les Crips et les Bloods. Andy Knightley était donc un Afro-Américain pur jus.
La suite du texte était plus étonnante. Les urgentistes avaient réussi à réanimer Andy (le détective Hill l’appelait « deadman »). Au sixième électrochoc, le cœur avait battu de nouveau. Placé sous oxygénation et perfusion, Andy avait été transféré au service de réanimation de l’hôpital baptiste de Saint Louis. Dix jours plus tard, le voyou, menotté à son lit d’hosto, était interrogé par Sam Hill.
Le dossier informatique proposait un enregistrement sonore, envoyé par les services de police de Saint Louis. Un commentaire mettait toutefois en garde contre l’accent afro-américain du jeune « gangsta », ainsi qu’une particularité liée aux gangs — Andy Knightley, en tant que membre des Crips, n’avait pas le droit de prononcer la lettre « B », la lettre de l’ennemi — les Bloods. Il avalait donc chaque fois cette consonne.
Je tentai ma chance avec l’enregistrement audio. Je ne pouvais résister à la tentation d’entendre de vive voix un témoignage vécu, le passai en vitesse rapide l’interrogatoire jusqu’au passage-clé :
« Mec, je me suis senti partir.
— Tu t’es senti mourir ?
— Non, mec. J’ai quitté mon corps.
— Comment ça ?
— J’peux pas t’expliquer. Mais j’étais plus dans mon corps. Je volais au-dessus de la rue, alors que les flics arrivaient avec leurs bagnoles. J’pouvais voir tournoyer leurs lumières, et tout mon quartier. Mec, un vrai trip : comme dans un hélicoptère.
— Tu étais réveillé ?
(Ricanements.)
— Mec, j’étais mort. J’le savais et j’m’en foutais. Le phare m’appelait.
— Quel phare ?
— Le phare rouge, au fond du trou.
— Tu avais pris de la drogue.
— J’étais mort et le phare était au fond du trou. Tu piges ?
— Continue.
— Je flottais là-dedans. Comme dans un canyon, avec des parois qui bougeaient. Et y avait des voix qui pleuraient.
— Quelles voix ?
— Des visages. C’était sombre, mais on pouvait les voir quand même. Comme une télé mal réglée.
— Qu’est-ce que disaient ces… visages ?
— Y pleuraient, c’est tout. J’en ai reconnu pas mal… Y avait même ma mère.
— Ils pleuraient parce que tu étais mort ?
(Ricanements.)
— J’crois pas que ma mère pleurera le jour de ma mort.
— Pourquoi pleuraient-ils ?
— Ils avaient mal. Ils avaient peur.
— De qui ?
— Du phare. La lumière rouge se rapprochait. Comme un œil.
— Un œil ?
— Ouais, mec. Un œil sanglant, qui… respirait. Et me disait des trucs…
— Quels trucs ?
— Impossible de te dire.
— Tu ne comprenais pas ?
— Je comprenais. Mais c’est un secret.
— Qui te parlait ? Une présence… divine ?
(Eclats de rire.)
— Mec, t’as pas compris : celui qui me parlait, c’était Lucifer.
— Le diable ?
— Oh ouais, l’œil, le sang et la voix. J’ai bien compris le message.
— Quel message ?
— Mec, je suis sur la bonne route. T’as rien d’autre à savoir. »
L’extrait s’achevait sur cette conclusion en forme de prophétie. Et en effet : une note précisait qu’Andy Knighdey avait été abattu l’année suivante par les hommes du SLPD (Saint Louis Police Department), après avoir tué onze personnes dans une église de sa propre confession. Selon les témoignages, Andy hurlait qu’il y avait des Bloods partout alors que la paroisse, en pleine messe, n’était remplie que de femmes et d’enfants.
J’avais ma dose. J’attrapai mon carnet. Van Dieterling ne pouvait m’empêcher de prendre des notes. J’écrivis à la va-vite les points communs entre ces témoignages. Je résumai à quelques mots chaque étape : « décorporation », « gouffre, puits, vallée, tunnel, orifice, canyon, caverne », « visages, gémissements », « angoisse, bien-être », « lumière rouge, phare, œil », « glace, givre, lave, sang », « diable, malin, « il », Lucifer »…
Je levai mon stylo, saisi par une vérité stridente.
En découvrant la « gorge » et les Sans-Lumière, Luc n’avait pas été terrifié, comme moi. Encore moins sceptique. À ses yeux, cette expérience était un véritable moyen pour entrer en contact avec le diable. La preuve physique de la puissance noire en laquelle il avait toujours cru.
Qu’avait-il découvert ensuite pour renoncer à son enquête — et à sa propre vie ? D’un revers de manche, j’essuyai la sueur sur mon front. Je glissais mon carnet dans ma veste quand la voix du cardinal retentit derrière moi :
— Convaincu ?
La question n’appelait pas de réponse. Je tournai la tête. Le cardinal van Dieterling s’avança. On aurait dit qu’il glissait sur le sol. Je demandai :
— Agostina Gedda appartient donc à cette série ?
— Elle nous a livré son expérience, oui. Je suppose qu’elle vous en a parlé.
— Elle a plutôt évoqué un rêve. Le diable lui aurait inspiré sa vengeance. Selon elle — ou plutôt selon « lui » —, c’est Salvatore qui l’a poussée de la falaise, lorsqu’elle avait onze ans.
— C’est la vérité. Nous avons vérifié. Nous avons retrouvé les autres enfants présents.
— Elle peut s’en être souvenue elle-même, non ?
— Arrêtez de nier les évidences : vous gagnerez du temps.
Agostina m’avait dit exactement la même chose. Je me levai pour être à la hauteur du religieux. Derrière moi, Rutherford fermait déjà l’ordinateur. J’attaquai de front l’homme en noir et pourpre :
— Eminence, quelle est votre conviction ? Croyez-vous vraiment que le démon soit apparu à Agostina ? Qu’il soit apparu à tous ces réanimés ? Je veux dire : un diable réel ? Une puissance inspiratrice et destructrice ?
Van Dieterling ne répondit pas. Je repris conscience de la fraîcheur et de l’humidité de la pièce. Il articula enfin, passant la main sur les dos ternes et dorés des reliures :
— Peu importe ce que je pense. Agostina a vécu une expérience psychique qui l’a transformée. Cette modification a été lente. Elle a pris dix-huit ans. Mais à l’arrivée, la miraculée de Paterno était une meurtrière. Abyssum abyssus invocat.
« L’abîme appelle l’abîme. » l’attrapai la balle au bond :
— Justement. Je serais partisan de croire à un « simple » traumatisme psychique. Une hallucination qui a changé sa personnalité. Mais il y a la guérison physique. Tout à l’heure, vous êtes passé rapidement sur cette rémission. Ce prodige pourrait être une preuve concrète de l’existence du démon. Il aurait sauvé l’enfant et lui serait apparu au même moment. Et sans doute d’autres fois, beaucoup plus tard.
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