— À quelle heure peux-tu être chez moi ?
Le ton n’appelait aucune esquive. Je réfléchis. Manon n’avait laissé aucun indice derrière elle. La fouille de son appartement n’allait rien donner. Je consultai ma montre : 14 h 40.
— Je peux être chez toi en fin de journée.
— Je t’attends.
Sous le ciel nébuleux, je filai à la gare centrale et déposai ma voiture de location. Un TGV partait pour Paris à 15 h 20. J’achetai mon billet et me réfugiai en première. Je redoutais ce voyage. Mes obsessions allaient encore m’assaillir. Je me rencognai dans mon siège et me concentrai sur les explications de Beltreïn. Oui, le retour à la vie de Manon était un miracle, mais son sauveur n’avait rien de divin ni de maléfique. Il portait des lunettes opaques et des Stan Smith.
À force de ruminer cette pensée, je finis par m’endormir. Quand je me réveillai, nous n’étions plus qu’à une demi-heure de Paris. Mes angoisses ressurgirent aussitôt. La pensée de Manon me déchira le ventre. Ange ou démon ? Je ne pouvais rester sur cette question. Par tous les moyens, je devais la retrouver.
Gare de Lyon, 19 heures .
Je filai dans une agence de location et choisis une Audi A3, pour ne pas être dépaysé. Direction : rue Changarnier, près de la porte de Vincennes.
Il faisait moins froid qu’à Lausanne mais une averse violente battait le bitume.
Quand Laure m’ouvrit, j’éprouvai un choc. En huit jours, elle avait perdu plusieurs kilos. Tout son corps semblait brûlé, réduit sous une peau de cendre.
— Je viens de coucher les petites. Entre.
Boiseries claires, bibelots, livres : tout était en place. L’odeur de cire et de désinfectant aussi. Je m’installai sur le canapé. Laure avait préparé du café. Elle le servit en quelques gestes saccadés. Le temps que je prenne ma tasse, elle avait disparu. À son retour, elle tenait une grosse enveloppe kraft qui paraissait contenir des objets. Elle la posa sur la table basse puis s’assit en face de moi.
— J’ai décidé de vendre la maison de Vernay.
— Je peux fumer ? demandai-je.
— Non. (Elle posa ses mains à plat sur la table basse.) Écoute-moi. Hier, je suis retournée là-bas. Faire du rangement. Il y a longtemps que je voulais le faire, mais je n’avais pas le courage d’affronter la maison, tu comprends ?
— Tu es sûre que je ne peux pas fumer ?
Elle me foudroya du regard.
— J’ai retourné toute la baraque, du grenier au garage. Dans le grenier, voilà ce que j’ai trouvé.
Elle saisit l’enveloppe et la renversa. Des objets roulèrent : une croix inversée, un calice souillé de sang, des hosties croûtées de matières brunes et blanchâtres, des bougies, des figurines noires, rappelant les démons d’Asie Mineure. Un chapelet d’accessoires sataniques. Je m’interrogeai à voix haute :
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Tu le sais très bien.
Je pris, du bout des doigts, les hosties. Les matières qui les maculaient devaient être de la merde et du sperme. Quant aux bougies, une tradition satanique voulait qu’on en concocte avec de la graisse humaine pour les célébrations sacrilèges.
— Luc effectuait des recherches sur le diable, fis-je d’une voix mal assurée. Ces trucs doivent être des pièces à…
— Arrête. J’ai trouvé des traces de sang dans le grenier. Et aussi des traces d’autre chose. Luc pratiquait des cérémonies. Il se branlait sur ces hosties. Il se sodomisait avec ce crucifix ! Il invoquait le diable ! Dans notre maison !
— Luc enquêtait sur des satanistes et…
Laure frappa la table de ses deux paumes :
— Luc pratiquait le satanisme depuis des mois.
Je restai sans voix. C’était absurde. Luc ne pouvait avoir versé dans de telles turpitudes. Voulait-il vérifier quelque chose ? Était-il sous influence ? Peut-être un nouveau pas vers les raisons de son suicide… Peu inspiré, je demandai :
— Que veux-tu que je fasse ?
— Prends ces merdes et disparais.
Elle avait parlé avec hargne et épuisement. Je repoussai, de l’avant-bras, les objets dans l’enveloppe. J’éprouvais une véritable répulsion à les toucher. La voix de Laure trancha :
— Tout ça, c’était écrit. Et c’est aussi de ta faute.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Votre religion. Vos grands discours. Vous vous êtes toujours crus au-dessus des autres. Au-dessus de la vie.
Je fermai l’enveloppe sans répondre. Elle continua, laissant aller ses larmes :
— Et ce sale boulot de flic… Il a toujours été une excuse. Cette fois, il faut accepter la vérité. Luc a perdu les pédales. Pour de bon. (Elle secoua la tête, riant presque entre ses larmes.) Le satanisme…
— Luc était un vrai chrétien, tu ne peux pas revenir là-dessus. Jamais il n’aurait basculé dans des pratiques pareilles.
Elle eut un mauvais sourire, entre deux sanglots :
— Fais un effort, Mathieu. La théorie des deux extrêmes, tu n’en as jamais entendu parler ?
Je distinguais des petits vaisseaux éclatés dans le blanc de ses yeux. Son nez coulait mais elle ne songeait pas à l’essuyer.
— À force d’excès, les contraires se rejoignent. À force d’être mystique, Luc est devenu satanique. Le principe est connu, non ? (Elle renifla.) Toutes les religions ont un versant extrême, qui finit par renverser leurs valeurs fondamentales.
Son discours m’étonnait. Je ne la voyais pas réfléchir sur les confins du mysticisme. Pourtant, elle avait raison. Moi-même j’avais étudié cette inversion des pôles dans la religion catholique. Les pages magnifiques de Huysmans à propos de Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d’Arc, mystique passionné, devenu tueur en série. Huysmans analysait comment, à une certaine altitude, seul l’excès compte, et comment, dans ce vertige, on peut traverser le miroir.
— Donne-moi du temps, tentai-je encore. Je vais trouver une explication…
— Non, dit-elle en se levant. Je ne veux plus entendre parler d’enquête. Et je ne veux plus que tu viennes à l’hôpital. Si, par bonheur, Luc se réveille, il ne sera plus jamais question ni de votre foi malsaine, ni de son boulot de flic !
Je me levai à mon tour, l’enveloppe sous le bras, et me dirigeai vers la porte :
— Tu ne m’as pas dit comment il allait.
— Pas de changement.
Elle marqua un temps, sur le seuil. Ses yeux étaient à nouveau secs. C’était maintenant la colère qui la consumait des pieds à la tête.
— Selon les médecins, ça peut durer des années. Ou finir demain. (Elle essuya ses mains sur sa jupe.) Voilà comment je vis !
Je me creusai les méninges pour trouver une phrase réconfortante. En vain. Je balbutiai quelques paroles d’adieu et disparus dans l’escalier.
Je m’arrêtai devant ma voiture, sous la pluie. Une feuille de papier était pliée sous l’un des essuie-glaces. Je lançai un regard autour de moi : la rue était déserte. Je saisis le document.
« Rendez-vous à la Mission Catholique Polonaise,
263 bis, rue Saint-Honoré. À 22 heures. »
Je relus plusieurs fois la phrase, l’intégrant lentement. Un rendez-vous dans une église polonaise. Un piège ? Je scrutai l’écriture manuscrite : des pleins, des déliés réguliers, un graphisme sûr et apaisé. Rien à voir avec les « Je t’attendais » et « Toi et moi seulement » de mon diable.
Il était plus de 20 heures. J’empochai la feuille et montai en voiture. Une demi-heure plus tard, j’étais dans mon appartement. Je n’y avais pas mis les pieds depuis une semaine mais je n’éprouvai pas le moindre sentiment de réconfort. La même question me travaillait toujours. Qui avait écrit ce mot ? Je songeai à Cazeviel, à Moraz. Un troisième meurtrier ?
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