— Pardonnez-moi ces mystères, Éminence, mais j’ai préféré ne pas parler devant l’archevêque.
— Je sais exactement de quoi il est question : vous allez me dire que nous avons perdu un cardinal, c’est ça ?
— Au contraire, Doyen, il semble que nous en ayons gagné un, dit l’Irlandais avec un petit rire nerveux.
— C’est une plaisanterie ?
— Non, Éminence, répliqua O’Malley, qui se rembrunit aussitôt. Je parle littéralement : un autre cardinal vient de se présenter.
— Comment est-ce possible ? On a oublié quelqu’un sur la liste ?
— Non, son nom n’est jamais apparu sur notre liste. Il dit qu’il a été nommé in pectore .
Lomeli eut l’impression qu’il venait de heurter de plein fouet un mur invisible. Il s’immobilisa brièvement.
— C’est sûrement un imposteur, non ?
— Ça a été ma première réaction, Éminence. Mais l’archevêque Mandorff l’a interrogé ; et il semble que non.
Lomeli s’avança rapidement vers Mandorff.
— Qu’est-ce que j’apprends ?
Derrière le comptoir, deux religieuses travaillaient sur leurs ordinateurs en feignant de ne pas écouter.
— Il s’appelle Vincent Benítez, Éminence. Il est archevêque de Bagdad.
— Bagdad ? Je ne savais même pas qu’on avait un archevêque dans un tel endroit. Il est irakien ?
— Pas du tout ! Il est philippin. Le Saint-père l’a envoyé là-bas l’année dernière.
— Oui, ça me dit quelque chose maintenant.
Il avait vaguement le souvenir d’une photo dans un magazine. Un prélat catholique debout dans la carcasse d’une église carbonisée. Était-il vraiment devenu cardinal ?
— Mais vous, tout particulièrement, deviez être au courant de sa création ? avança Mandorff.
— Ce n’est pas le cas. Vous avez l’air surpris ?
— Eh bien, j’imaginais que, s’il avait été nommé cardinal, le Saint-Père en aurait averti le doyen du Collège.
— Pas nécessairement. Si vous vous souvenez, il a complètement révisé la loi canon sur les créations in pectore peu avant sa mort.
Lomeli s’efforça de faire comme si cela ne le touchait pas alors que, en vérité, ce dernier affront l’affectait plus encore que le reste. In pectore (« dans le cœur ») était une disposition très ancienne qui permettait à un pape de créer un cardinal sans révéler son nom, même à ses plus proches collaborateurs : mis à part le bénéficiaire, seul Dieu savait. Depuis toutes les années qu’il était à la Curie, Lomeli n’avait entendu parler que d’un seul cas de cardinal créé in pectore , et son nom n’avait jamais été rendu public, même après la mort du pape. C’était en 2003, sous la papauté de Jean-Paul II. Personne à ce jour ne savait encore de qui il s’agissait — on avait toujours supposé qu’il était chinois et qu’il avait dû rester anonyme pour éviter les persécutions. C’était sans doute un même souci de sécurité qui avait présidé à ce choix pour le plus haut représentant de l’Église à Bagdad. Mais était-ce bien cela ?
Lomeli eut conscience du regard de Mandorff toujours posé sur lui. L’Allemand transpirait abondamment. Le lustre se réverbérait sur son crâne chauve et luisant.
— Mais je suis certain que le Saint-Père n’aurait pas pris une décision aussi délicate sans avoir consulté au moins le secrétaire d’État. Ray, vous voulez bien avoir l’obligeance d’aller trouver le cardinal Bellini pour le prier de venir ?
O’Malley partit aussitôt, et Lomeli se retourna vers Mandorff :
— Vous pensez qu’il est vraiment cardinal ?
— Il a une lettre du pape adressée à l’archidiocèse de Bagdad, qui en fait état et leur demande instamment de garder le secret. Il y a le cachet officiel. Voyez par vous-même, dit Mandorff en lui tendant une liasse de documents. Et il est archevêque et accomplit sa mission dans l’une des régions les plus dangereuses du monde. Je ne vois vraiment pas pourquoi il aurait fabriqué ses lettres de créance, si ?
— Non, moi non plus, répondit Lomeli en lui rendant les papiers qui lui paraissaient effectivement authentiques. Où est-il, maintenant ?
— Je lui ai demandé d’attendre dans le bureau.
Mandorff conduisit Lomeli derrière la réception. Le doyen distingua à travers la vitre une silhouette mince assise sur une chaise en plastique orange dans un coin, entre une imprimante et des rames de papier. L’homme était vêtu d’une simple soutane noire et était tête nue, sans même une calotte. Il se tenait penché en avant, les coudes sur les genoux, son chapelet dans les mains, et il semblait prier, les yeux baissés. Une mèche de cheveux dissimulait son visage.
Mandorff reprit à mi-voix, comme s’ils observaient un homme endormi :
— Il s’est présenté juste avant la fermeture des portes. Son nom ne figurait pas sur la liste, évidemment, et il n’a pas la robe de cardinal, alors la Garde suisse m’a appelé. Je l’ai conduit ici pour l’avoir à l’œil. J’espère que j’ai bien fait ?
— Bien sûr.
Le Philippin, complètement absorbé, égrenait son chapelet. Lomeli se sentit indiscret de l’observer ainsi, mais il eut pourtant du mal à détourner les yeux. Il l’envia. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas réussi à trouver la concentration nécessaire pour s’isoler du reste de monde. Ces derniers temps, sa tête était toujours pleine de bruit. D’abord Tremblay, pensa-t-il, et maintenant ceci. Quels autres coups du sort l’attendaient ?
— Le cardinal Bellini pourra sans doute éclaircir les choses, glissa Mandorff.
Lomeli se retourna et vit Bellini approcher avec O’Malley. L’ancien secrétaire d’État affichait une expression de confusion gênée.
— Aldo, dit Lomeli, tu étais au courant ?
— Je ne savais pas que le Saint-père l’avait réellement fait, non.
Il contempla avec étonnement Benítez à travers la vitre comme s’il examinait une créature mythique.
— Cependant, il est bien là…, reprit-il.
— Le pape a donc bien dit qu’il y pensait ?
— Oui, il a émis cette possibilité il y a environ deux mois. Je lui ai conseillé de ne surtout pas le faire. Les chrétiens ont déjà assez souffert dans cette partie du monde sans attiser encore le rejet des extrémistes islamiques. Un cardinal en Irak ! Les Américains seraient épouvantés. Comment pourrions-nous assurer sa sécurité ?
— Et c’est certainement pour cela que le Saint-Père ne voulait pas que ça se sache.
— Mais ça aurait forcément fini par filtrer ! Tôt ou tard, il y a toujours des fuites, surtout ici… et il était bien placé pour le savoir.
— Eh bien, quoi qu’il arrive, ce ne sera plus un secret maintenant, constata le doyen.
Derrière la vitre, le Philippin égrenait silencieusement son chapelet.
— Étant donné que tu confirmes l’intention du pape de le nommer cardinal, on peut logiquement penser que ses lettres de créance sont authentiques. Je pense donc que nous n’avons d’autre choix que de le laisser entrer.
Et il s’apprêta à ouvrir la porte. Il ne s’attendait pas à ce que Bellini le saisisse par le bras.
— Jacopo, attends ! souffla ce dernier. Est-ce bien nécessaire ?
— Quoi donc ?
— Sommes-nous bien sûrs que le Saint-Père était absolument compétent pour prendre cette décision ?
— Fais très attention, mon ami. Ce n’est pas loin de l’hérésie, répondit Lomeli, à voix basse lui aussi pour que personne d’autre n’entende. Ce n’est pas à nous de décider si le Saint-Père avait raison ou tort. Notre devoir est de veiller à ce que sa volonté soit respectée.
— L’infaillibilité pontificale s’applique à la doctrine. Elle ne s’étend pas aux nominations.
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