— Je suis le dernier ?
— Pas tout à fait. Comment te sens-tu, Aldo ?
— Oh, affreusement mal !
Il parvint à produire un sourire pincé et tira Lomeli de côté.
— Eh bien, tu as lu les journaux, aujourd’hui… comment voudrais-tu que je me sente ? J’ai déjà médité deux fois sur les Exercices spirituels de saint Ignace rien que pour tenter de garder les pieds sur terre.
— Oui, j’ai vu la presse, et si tu veux un conseil, tu ferais mieux d’ignorer tous ces prétendus « experts ». Laisse Dieu décider, mon ami. Si telle est Sa volonté, cela arrivera, sinon, non.
— Mais je ne suis pas que l’instrument passif de Dieu, Jacopo. J’ai quand même mon mot à dire. Il nous a fait don du libre arbitre. Ce n’est pas que je le veuille, tu comprends ? ajouta-t-il en baissant la voix pour ne pas être entendu par les autres. Aucune personne saine d’esprit ne pourrait réellement désirer être pape.
— Certains frères en donnent pourtant l’impression.
— Alors ce sont des inconscients, ou pire. Nous avons vu tous les deux ce qu’a subi le Saint-Père. C’était un calvaire.
— Tu devrais tout de même t’y préparer. Vu le tour que prennent les choses, ça pourrait bien tomber sur toi.
— Mais si je ne veux pas ? Si je sais au fond de moi que je n’en suis pas digne ?
— N’importe quoi. Tu en es le plus digne d’entre nous.
— Pas du tout.
— Alors demande à tes partisans de ne pas voter pour toi. Passe le calice à quelqu’un d’autre.
Une expression torturée traversa le visage de Bellini.
— Pour le laisser le prendre ?
Il désigna d’un signe de tête la silhouette trapue, courtaude, presque carrée qui montait vers eux, le grand Suisse à plumet qui l’accompagnait rendant son allure d’autant plus comique.
— Il n’a pas de doutes, lui, reprit Bellini. Il est tout à fait prêt à balayer tous les progrès que nous avons accomplis depuis soixante ans. Comment pourrais-je encore me regarder dans une glace si je n’essaie pas de l’en empêcher ?
Puis, sans attendre de réponse, il s’éloigna à pas pressés vers la résidence Sainte-Marthe, laissant Lomeli affronter le patriarche de Venise.
Jamais Lomeli n’avait rencontré d’ecclésiastique qui ressemblât moins à un homme d’Église que le cardinal Goffredo Tedesco. Si vous montriez sa photo à quelqu’un qui ne le connaîtrait pas, celui-ci penserait peut-être à un boucher à la retraite, ou un conducteur d’autobus. Il venait d’une famille de paysans de Basilicata, tout au sud, et était le benjamin d’une fratrie de douze enfants — le genre de famille qui était si commune en Italie autrefois, mais qui avait pratiquement disparu depuis la Seconde Guerre mondiale. Il avait eu le nez cassé dans sa jeunesse, et en avait gardé un appendice bulbeux et légèrement tordu. Ses cheveux étaient trop longs et séparés par une raie approximative. Il s’était visiblement rasé à la va-vite. Dans la demi-pénombre, il rappela à Lomeli un personnage d’un autre siècle : Gioachino Rossini, peut-être. Mais cette image rustique n’était qu’une feinte. Tedesco avait décroché deux diplômes en théologie, parlait couramment cinq langues et avait été l’un des protégés de Ratzinger à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, où on l’avait surnommé le sbire du Panzer Kardinal. Tedesco s’était tenu à l’écart de Rome depuis les obsèques du pape, prétextant un coup de froid. Bien sûr, personne n’y avait cru. Il n’avait guère besoin de davantage de publicité, et son absence alimentait le mythe.
— Toutes mes excuses, Doyen. Mon train a été retardé à Venise.
— Vous allez bien ?
— Oh, pas trop mal… mais peut-on jamais aller bien à nos âges ?
— Vous nous avez manqué, Goffredo.
— Sûrement, répliqua-t-il en riant. Hélas, on ne fait pas ce qu’on veut. Mais mes amis m’ont tenu informé. À plus tard, Doyen. Non, non, mon brave, ajouta-t-il à l’adresse du garde suisse. Donnez-moi ça.
Et ainsi, homme du peuple jusqu’au bout, il insista pour porter lui-même sa valise à l’intérieur.
À 17 h 45, l’archevêque émérite de Kiev, Vadym Yatsenko, arriva poussé sur un fauteuil roulant. O’Malley cocha d’un grand geste théâtral son bloc et déclara que les 117 cardinaux étaient désormais bel et bien rassemblés dans la résidence.
Ému et soulagé, Lomeli baissa la tête et ferma les yeux. Les sept organisateurs du conclave l’imitèrent.
— Père céleste, prononça-t-il, Créateur du ciel et de la terre, Tu nous as choisis pour être Ton peuple. Aide-nous à porter Ta gloire dans tout ce que nous entreprenons. Bénis ce conclave et guide-le dans la sagesse, rassemble Tes serviteurs, et aide-nous à nous rencontrer dans l’amour et la joie. Père, nous louons Ton nom à présent et à jamais. Amen.
— Amen.
Il se tourna vers la résidence Sainte-Marthe. Maintenant que tous les volets étaient condamnés, pas un rai de lumière ne filtrait des étages, et c’était devenu un bunker. Seule l’entrée était illuminée. Derrière l’épais verre blindé, des prêtres et des agents de sécurité s’agitaient silencieusement dans le halo jaune, telles des créatures dans un aquarium.
Lomeli parvenait presque à la porte quand quelqu’un lui toucha le bras.
— Éminence, lui dit Zanetti, vous vous souvenez que l’archevêque Woźniak vous attend ?
— Ah oui… Janusz ; j’avais oublié. Ça va être un peu juste, non ?
— Il sait qu’il doit être parti à 18 heures, Éminence.
— Où est-il ?
— Je lui ai demandé d’attendre dans une des salles du rez-de-chaussée.
Lomeli répondit au salut du garde suisse et pénétra dans la chaleur de la résidence. Il suivit Zanetti dans le hall tout en déboutonnant son manteau. Après le froid vif du dehors, il étouffait. De petits groupes de cardinaux s’attardaient en bavardant parmi les colonnes de marbre. Il leur sourit au passage. Qui étaient-ils ? Sa mémoire l’abandonnait. Quand il était nonce du pape, il connaissait les noms de tous les autres diplomates ainsi que ceux de leurs épouses et même de leurs progénitures. Chaque conversation se chargeait dorénavant de la menace d’une gêne.
Il remit son manteau et son écharpe à Zanetti à l’entrée de la salle située en face de la chapelle.
— Cela vous dérangerait de monter cela pour moi ?
— Vous ne voulez pas que je reste ?
— Non, je vais me débrouiller, dit Lomeli me posant la main sur la poignée. Rappelez-moi, à quelle heure sont les vêpres ?
— 18 h 30, Éminence.
Le doyen ouvrit la porte. L’archevêque Woźniak lui tournait le dos, au fond de la salle. Il semblait contempler le mur nu. Il flottait dans l’air un parfum ténu mais indubitable d’alcool. Une fois encore, Lomeli dut réprimer son irritation. Comme s’il n’avait pas déjà assez à faire !
— Janusz ?
Il s’avança vers Woźniak, prêt à lui donner l’accolade, mais s’inquiéta en voyant l’ancien maître de la Maison pontificale tomber à genoux et faire le signe de croix.
— Éminence, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ma dernière confession remonte à quatre semaines…
Lomeli tendit la main.
— Janusz, Janusz, pardonne-moi, mais je n’ai tout simplement pas le temps de t’entendre en confession. Les portes se ferment dans quelques minutes, et tu devras partir. Assieds-toi, s’il te plaît, et dis-moi rapidement ce qui te trouble.
Il aida l’archevêque à se lever, le conduisit à une chaise et s’assit à côté de lui. Il lui adressa un sourire d’encouragement et lui tapota le genou.
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