Selon des documents obtenus par le Sunday Times de Londres, M. Lang aurait cautionné personnellement l’« opération Tempête », mission secrète qui chargeait les forces d’intervention de l’armée aérienne du Royaume-Uni (SAS) de procéder à l’enlèvement des quatre hommes. Une telle opération serait illégale, tant au vu de la loi britannique que du droit international.
Le ministère de la Défense britannique refusait hier soir de commenter l’authenticité des documents ou même l’existence d’une « opération Tempête ». Un porte-parole de M. Lang a assuré qu’il ne ferait aucune déclaration.
J’ai relu la dépêche trois fois. Il ne semblait pas y avoir grand-chose, en fin de compte. Si ? Je n’arrivais plus à savoir. Nos repères moraux n’étaient plus aussi solides qu’auparavant. Des méthodes que la génération de mon père aurait considérées comme inadmissibles, même pour lutter contre les nazis — la torture par exemple —, semblaient maintenant passer pour un comportement civilisé acceptable. J’estimais que les dix pour cent de la population qui se soucient de ces choses seraient horrifiés par le rapport, en supposant qu’ils puissent mettre la main dessus ; les quatre-vingt-dix pour cent restants se contenteraient de hausser les épaules. On nous avait bien dit que le Monde libre filait un mauvais coton. Ce n’était pas vraiment surprenant.
J’avais deux heures à tuer avant que la voiture ne vienne me chercher, alors j’ai emprunté le pont de bois qui conduisait au phare et j’ai marché jusqu’à Edgartown. De jour, l’endroit paraissait encore plus désert que la veille au soir. Des écureuils trottinaient tranquillement le long des trottoirs et filaient dans les arbres. J’avais déjà dépassé une bonne vingtaine de ces pittoresques maisons de capitaines baleiniers, et il semblait bien qu’aucune d’entre elles ne fût occupée. Les belvédères en façade et sur les côtés restaient absolument vides. Aucune femme enveloppée dans un châle noir ne contemplait la mer avec mélancolie, guettant le retour de son homme — sans doute parce que les hommes du coin se trouvaient tous à Wall Street. Les restaurants étaient fermés ; il ne restait plus rien sur les rayons des petites boutiques et galeries marchandes. J’avais pensé acheter un coupe-vent, mais je ne trouvai aucun magasin ouvert. Les vitrines n’offraient que poussière et cadavres d’insectes. « Merci pour cette saison magnifique !!! » pouvait-on lire sur les cartes. « Rendez-vous au printemps ! »
Sur les quais, c’était la même chose. Les couleurs qui dominaient le port étaient le gris et le blanc — mer grise, ciel blanc, toits de bardeaux gris, murs de planches blanches, mâts blancs sans drapeaux, appontements verts et bleus grisés par les intempéries, sur lesquels perchaient des mouettes assorties blanc et gris. On aurait dit que Martha Stewart avait entièrement coordonné les couleurs de ce paysage — L’Homme et la Nature. Le soleil lui-même, qui brillait discrètement au-dessus de Chappaquiddick, avait le bon goût de projeter une lumière blanche.
J’ai porté ma main en visière au-dessus de mes yeux pour scruter la longue bande de plage bordée de maisons de vacances isolées. C’est ici que la carrière du sénateur Edward Kennedy avait pris un tour désastreux. D’après mon livre, Martha’s Vineyard avait été tout entière le terrain de jeu estival des Kennedy, qui aimaient à partir en bateau pour la journée du port de Hyannis. On raconte que Jack, alors qu’il était président, avait voulu accoster l’appontement privé du Yacht Club d’Edgartown, mais qu’il y avait renoncé en voyant ses membres, républicains jusqu’au dernier, massés en rangs, bras croisés, pour le défier d’aborder. Cela se passait l’été précédant son assassinat.
Les quelques yachts amarrés à présent étaient bâchés pour l’hiver. Le seul mouvement provenait d’un bateau de pêche solitaire équipé d’un moteur hors-bord, qui allait relever ses casiers à homards. Je me suis assis quelques instants sur un banc et j’ai attendu de voir s’il allait se produire quelque chose. Les mouettes tournoyaient en criant. Le vent faisait tinter les drisses contre un mât métallique tout proche. Des coups de marteau dans le lointain indiquaient des travaux de rénovation dans une propriété avant l’été. Un vieux type promenait son chien. Sinon, il ne se passa rien en près d’une heure qui fût susceptible de distraire un auteur de son travail. C’était l’idée que pouvait se faire quelqu’un qui n’écrivait pas d’un paradis pour écrivains. Je voyais très bien pourquoi McAra avait peut-être perdu la raison.
« Le nègre sera également pressé par les éditeurs de dénicher de quoi susciter la controverse afin de s’en servir comme argument de vente des droits audiovisuels et comme publicité au moment de la publication. »
C’est mon vieil ami le chauffeur sourd qui est venu me chercher à l’hôtel plus tard dans la matinée. Comme on m’avait pris une chambre dans un hôtel d’Edgartown, j’en avais tout naturellement déduit que la propriété de Rhinehart devait se trouver quelque part sur le port. Il y avait là de grandes maisons surplombant la mer, dont les jardins descendaient en pente douce jusqu’à des pontons privés, qui me paraissaient des résidences idéales pour milliardaires — preuve que je n’avais aucune idée de ce que la vraie richesse peut acheter. Au lieu de ça, nous nous sommes éloignés de l’agglomération pendant une dizaine de minutes en suivant les pancartes en direction de West Tisbury, nous enfonçant en terrain plat et densément boisé, puis, avant même que je puisse remarquer une brèche dans la forêt, nous avons tourné à gauche sur un sentier sableux.
Jusqu’alors, je ne connaissais pas vraiment le chêne de Bannister. Peut-être qu’il a belle allure quand il est en feuilles. Mais en hiver, je doute que la nature ait à nous proposer vision plus déprimante que ces kilomètres d’arbres torturés et rabougris couleur de cendre. Seules quelques rares feuilles brunâtres et racornies témoignaient que ces arbres avaient pu être vivants un jour. Nous avons tressauté et bringuebalé pendant cinq bons kilomètres de ce chemin étroit en pleine forêt, et la seule créature que nous avons croisée a été une moufette écrasée. Puis nous sommes enfin arrivés à une grille fermée, et là, a surgi de ce paysage pétrifié un homme muni d’une planchette à pince et portant les Oxford noires cirées et le sombre par-dessus Crombie caractéristiques du policier anglais en civil.
J’ai baissé ma vitre pour lui remettre mon passeport. Sa grosse figure maussade présentait dans le froid la couleur de la brique et ses oreilles approchaient celle de la terre cuite : il n’était visiblement pas satisfait de son sort. Il avait l’air de celui qui, chargé de monter la garde auprès d’une princesse dans les Caraïbes pendant une quinzaine de jours, se retrouve transféré ici à la dernière minute. Il a plissé le front en vérifiant si mon nom figurait sur sa liste, a essuyé la grosse goutte qui lui pendait au nez et a fait le tour du taxi pour l’examiner. J’entendais les rouleaux de la mer revenir inlassablement à l’assaut d’une plage toute proche. Le type a réapparu et m’a rendu mon passeport, puis il a dit — ou du moins j’ai cru l’entendre dire car il marmonnait dans sa barbe :
— Bienvenue dans cette maison de fous.
Cela m’a rendu plutôt nerveux, et j’espère que ça ne s’est pas trop vu, car la première impression que produit un nègre a son importance. J’essaye de ne jamais montrer d’anxiété. Je m’efforce d’avoir l’air professionnel, toujours. Mon code vestimentaire est celui du caméléon : je tâche de me conformer à ce que je m’attends à voir mon client porter. Pour un footballeur, je mettrai des baskets ; pour un chanteur de pop, une veste en cuir. Pour ma première rencontre avec un ancien Premier ministre, j’avais évité le costume — trop guindé : j’aurais eu l’air d’un avocat, ou d’un comptable — et opté pour une chemise bleu pâle, une cravate rayée classique, un veston et un pantalon gris. Je m’étais soigneusement peigné, lavé les dents et mis du déodorant. J’étais aussi prêt que possible. « Cette maison de fous » ? Est-ce qu’il avait vraiment dit ça ? Je me suis retourné vers le policier, mais il avait disparu.
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