J’avais acheté un guide de l’île, aussi avais-je une vague idée de ce qui m’attendait. En été, la population atteint cent mille personnes, mais dès que les estivants ferment leurs maisons de vacances pour aller passer l’hiver à l’ouest, elle tombe à quinze mille. Ceux qui restent sont des insulaires purs et durs : des gens qui appellent le continent « l’Amérique ». Il y a deux routes, quelques rares feux de signalisation et des dizaines de longs chemins de sable conduisant à des endroits portant des noms comme Squibnocket Pound ou Neck Cove. Mon chauffeur n’a pas prononcé un mot de tout le trajet et s’est contenté de m’examiner dans le rétroviseur. Lorsque mon regard a croisé ses yeux chassieux pour la vingtième fois, je me suis demandé s’il avait une raison de m’en vouloir d’être venu me chercher. Peut-être l’avais-je empêché de faire quelque chose ? C’était difficile à imaginer. Les rues qui entouraient le terminal du ferry étaient dans l’ensemble désertes et, une fois que nous sommes sortis de Vineyard Haven pour prendre la grand-route, il n’est plus rien resté d’autre à voir que les ténèbres.
Il y avait maintenant dix-sept heures que j’étais parti de chez moi. Je ne savais pas où j’étais ni quel paysage je traversais ni même où j’allais. Toutes mes tentatives de conversation s’étaient soldées par un échec. Je ne distinguais que mon reflet dans la froide obscurité de la vitre. J’avais l’impression d’être arrivé aux confins de la terre, tel l’un de ces explorateurs anglais du dix-septième siècle prêts à rencontrer les autochtones Wampanoags pour la première fois. J’ai laissé échapper un gros bâillement avant de plaquer précipitamment le dos de ma main contre ma bouche.
— Pardon, me suis-je empressé d’expliquer aux yeux désincarnés dans le rétroviseur. Là d’où je viens, il est plus de minuit.
Il a secoué la tête. Je n’ai pas pu déterminer tout de suite s’il compatissait ou bien s’il me désapprouvait ; puis j’ai saisi ce qu’il essayait de me faire comprendre : il ne servait à rien de lui parler car il était sourd. Je me suis remis à contempler la vitre.
Au bout d’un moment, nous sommes arrivés à un carrefour et avons tourné à gauche dans ce que j’ai supposé être Edgartown, un ensemble de maisons en bois entourées de clôtures blanches avec petit jardin et véranda, éclairées par de beaux lampadaires victoriens. Neuf fenêtres sur dix étaient plongées dans le noir, mais, par celle qui brillait d’une lumière jaune, je pouvais distinguer de vieilles peintures à l’huile de navires à voiles et d’ancêtres portant favoris. Au pied de la colline, derrière l’église Old Whaling, une grande lune embrumée projetait une lueur argentée sur les toits de bardeaux et découpait la silhouette des mâts dans le port. Des volutes de fumée s’élevaient de deux ou trois cheminées. J’avais l’impression d’évoluer dans un décor de cinéma pour Moby Dick. Les phares ont éclairé une pancarte indiquant le ferry de Chappaquiddick, et nous nous sommes arrêtés peu après devant le Lighthouse View Hôtel.
J’imagine qu’il y a en été des seaux, des pelles et des filets à crevettes entassés sur la véranda, des espadrilles laissées près de la porte et des traînées du sable blanc rapporté de la plage… ce genre de choses. Mais à la morte-saison, le grand hôtel de bois vénérable craquait et claquait à tous les vents tel un navire à voiles échoué sur un récif. Je suppose que la direction attendait le printemps pour décaper les peintures et gratter la croûte de sel accumulée sur les vitres. Le ressac se faisait entendre tout près, dans l’obscurité. Je suis resté sur les planches, ma valise à la main, à regarder avec un sentiment proche de la nostalgie les feux arrière du taxi disparaître au coin de la rue.
Dans le hall de l’hôtel, une fille coiffée comme une servante victorienne d’une charlotte blanche en dentelle m’a remis un message du bureau de Lang. On viendrait me prendre à dix heures le lendemain matin, et je devais apporter mon passeport pour franchir la sécurité. J’avais l’impression d’être en pleine chasse au trésor : à peine arrivais-je dans un endroit qu’on me remettait de nouvelles instructions pour continuer jusqu’au suivant. L’hôtel était vide et le restaurant plongé dans le noir. On m’a dit que je pouvais choisir ma chambre, alors j’ai jeté mon dévolu sur une chambre au deuxième étage, avec un bureau sur lequel je pourrais travailler et des photographies du vieil Edgartown au mur : la maison de John Coffin, vers 1890 ; le baleinier Splendid au quai Osborn, vers 1870. Après le départ de la réceptionniste, j’ai posé mon ordinateur portable, ma liste de questions et les articles que j’avais arrachés aux journaux du dimanche sur le bureau et je me suis allongé sur le lit.
Je me suis endormi aussitôt et ne me suis réveillé qu’à deux heures du matin, mon horloge biologique fonctionnant avec la régularité de Big Ben. J’ai passé dix minutes à chercher le minibar avant de comprendre qu’il n’y en avait pas. Sans réfléchir, j’ai composé le numéro de Kate à Londres. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire. De toute façon, ça n’a pas répondu. Je voulais raccrocher, mais je me suis retrouvé en train de débiter je ne sais quoi sur son répondeur. Elle avait dû partir travailler très tôt. Ou bien elle n’était pas rentrée de la nuit. Ça donnait à réfléchir, et j’y ai réfléchi consciencieusement. Le fait de ne pouvoir m’en prendre qu’à moi-même ne m’a pas aidé à me sentir mieux. J’ai pris une douche puis je me suis remis au lit et j’ai éteint la lumière avant de remonter les draps humides jusqu’à mon menton. À intervalles réguliers, la lente pulsation du phare emplissait la pièce d’une légère lueur rouge. J’ai dû rester allongé ainsi pendant des heures, les yeux grands ouverts, pleinement éveillé et pourtant comme séparé de mon corps. C’est ainsi que s’est déroulée ma première nuit sur Martha’s Vineyard.
* * *
Le paysage qui a surgi de l’aube le lendemain matin s’est révélé plat et alluvial. De l’autre côté de la route, sous ma fenêtre, il y avait une crique, puis des bancs de roseaux et, au-delà, une plage et la mer. Un joli phare victorien avec un toit en forme de cloche et un balcon de fer forgé donnait sur le détroit, vers une longue langue de terre à environ un mille de la côte. Il devait s’agir de Chappaquiddick. Une nuée de plusieurs centaines de tout petits oiseaux de mer blancs, volant en formation aussi serrée qu’un banc de poissons, s’élevait puis virait et plongeait vers les vagues courtes.
Je suis descendu et j’ai commandé un petit déjeuner pantagruélique. Dans la boutique près de la réception, j’ai acheté le New York Times. L’article que je cherchais était enfoui dans les pages consacrées à l’étranger, relégué en bas de page afin d’assurer le maximum de discrétion :
LONDRES (AP) — D’après la presse britannique de ce dimanche, l’ancien Premier ministre anglais Adam Lang aurait autorisé l’envoi illégal de troupes des forces spéciales britanniques pour arrêter quatre personnes soupçonnées d’être des terroristes d’Al-Qaïda au Pakistan et aurait remis celles-ci à la CIA pour interrogatoire.
Les suspects — Nasir Ashraf, Shakeel Qazi, Salim Khan et Faruk Ahmed —, tous ressortissants britanniques, ont été arrêtés il y a cinq ans dans la ville pakistanaise de Peshawar. Ils auraient été transférés vers des lieux secrets à l’extérieur du pays et y auraient été torturés. M. Ashraf serait mort pendant son interrogatoire. MM. Qazi, Khan et Ahmed ont ensuite été retenus à Guantanamo pendant trois ans. Seul M. Ahmed est toujours prisonnier des forces américaines.
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