— Au moins M meHoffmann se trouve-t-elle dans un hôpital où on pourra la soigner en cas de stress post- traumatique…
— Inspecteur, ça va aller, d’accord ?
Quarry posa le menton sur sa main et regarda par la fenêtre latérale afin de décourager plus ample conversation. Leclerc, observa l’autre côté de la rue. Dire qu’à peine vingt-quatre heures plus tôt il avait commencé un service de nuit de routine ! Vraiment, on ne pouvait jamais savoir ce que la vie vous réservait. Le chef l’avait appelé de son dîner à Zurich pour le féliciter d’avoir « résolu aussi rapidement une affaire potentiellement embarrassante » : le ministère des Finances était satisfait ; la réputation de Genève comme centre d’investissements ne serait pas ternie par ce moment d’égarement. Pourtant l’inspecteur ne parvenait pas à chasser l’impression qu’il n’avait pas été à la hauteur — qu’il avait toujours eu un retard critique d’une heure ou deux sur les autres participants. Si seulement j’avais accompagné Hoffmann à l’hôpital la nuit dernière, songea-t-il, et insisté pour qu’il reste en observation, rien de tout cela ne serait arrivé. Il dit, presque à mi-voix :
— J’aurais dû gérer cette affaire autrement.
— Pardon ? fit Quarry avec un regard en coin.
— Je me disais, monsieur *, que j’aurais dû m’y prendre autrement, et que peut-être toute cette tragédie aurait pu être évitée. Par exemple, j’aurais dû voir plus tôt — dès le tout début, en fait — qu’Hoffmann se trouvait dans un état de psychose avancée.
Il repensa au livre de Darwin et à Hoffmann leur assurant contre toute raison que l’homme sur la photo était certainement lié à son agression.
— C’est possible, répliqua Quarry d’un ton peu convaincu.
— Ou encore, à l’exposition de M meHoffmann…
— Écoutez, l’interrompit Quarry avec impatience, vous voulez la vérité ? Alex est un type bizarre. Il l’a toujours été. J’aurais dû savoir où je mettais les pieds dès le premier soir où je l’ai rencontré. Alors, pardonnez-moi de vous dire ça, mais ça n’a rien à voir avec vous.
— Quand même…
— Comprenez-moi bien, je suis affreusement désolé que ça se termine comme ça pour lui. Mais imaginez un peu : pendant tout ce temps, il a carrément dirigé une société parallèle sous mon nez… Il m’a espionné, moi, sa femme, lui-même …
Combien de fois, pensa Leclerc, n’avait-il pas entendu ce genre d’exclamations incrédules de la part d’épouses ou de maris, d’amants ou d’amis ; c’est fou comme on sait peu de choses de ce qui se passe dans la tête de ceux qu’on croit connaître le mieux. Il demanda avec douceur :
— Que va-t-il advenir de la société, sans lui ?
— La société ? Quelle société ? La société est finie.
— Oui, je me rends bien compte que ça va vous faire une très mauvaise publicité.
— Ah, vraiment ? Vous croyez ? « Un banquier schizo génial perd les pédales, commet deux meurtres et fiche le feu au bâtiment » — ce genre de chose ?
La voiture s’arrêta devant les bureaux d’Hoffmann Investment Technologies. Quarry laissa retomber sa tête contre le dossier et contempla le plafond. Il poussa un long soupir.
— Putain, quel merdier.
— Comme vous dites.
— Oh, bon, dit l’Anglais en ouvrant la portière avec lassitude. Je suppose que nous nous reverrons dans la matinée.
— Non, monsieur, répliqua Leclerc. En tout cas, ce ne sera pas moi. L’affaire est désormais entre les mains d’un jeune inspecteur tout à fait capable — Moynier. Vous verrez, il est très efficace.
— Oh, d’accord, dit Quarry, l’air vaguement déçu en serrant la main du policier. J’attendrai des nouvelles de votre collègue, alors. Bonne nuit.
Il descendit de voiture, balançant avec aisance ses longues jambes sur le trottoir.
— Bonne nuit. Au fait, ajouta rapidement Leclerc en se penchant en travers de la banquette avant que Quarry claque la portière, votre problème technique de tout à l’heure — je voulais vous demander — c’était grave ?
Quarry n’avait rien perdu de sa prédisposition à la dissimulation :
— Oh non, ce n’était rien de grave… Rien du tout.
— Pourtant votre collègue disait que vous aviez perdu le contrôle de votre système…
— C’était une façon de parler. Vous savez, l’informatique…
— Ah oui, absolument — l’informatique !
Quarry referma la portière. La voiture de police démarra. Leclerc regarda une dernière fois le financier qui pénétrait dans l’immeuble. Une ombre lui traversa l’esprit, mais il se sentait trop fatigué pour la suivre.
— Où on va, patron ? s’enquit le chauffeur.
— On prend au sud, la route d’Annecy-le-Vieux, répondit l’inspecteur.
— Vous habitez en France ?
— Juste de l’autre côté de la frontière. Je ne sais pas vous, mais je ne peux plus me permettre d’habiter à Genève.
— Je vois exactement ce que vous voulez dire. Tout est pris par les étrangers.
Le chauffeur entreprit de déblatérer sur les prix de l’immobilier. Leclerc s’installa confortablement sur son siège et ferma les yeux. Il dormait avant d’avoir atteint la frontière française.
*
Les gendarmes avaient quitté l’immeuble. L’un des ascenseurs était barré par du ruban adhésif noir et jaune, et on y avait collé une pancarte — « DANGER : EN PANNE » —, mais l’autre était opérationnel et, après une brève hésitation, Quarry monta dedans.
Van der Zyl et Ju-Long l’attendaient à l’accueil. Ils se levèrent en le voyant entrer. Tous deux semblaient très secoués.
— Ça vient de passer aux infos, dit van der Zyl. Ils ont montré des images de l’incendie, de cet endroit… De tout.
Quarry jura et consulta sa montre.
— Je ferais mieux d’envoyer tout de suite des mails à nos plus gros clients. Il vaudrait mieux qu’ils l’apprennent par nous. (Il remarqua les regards échangés entre Ju-Long et van der Zyl.) Bon, qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Avant de faire quoi que ce soit, dit Ju-Long, il y a quelque chose que vous devriez voir.
Quarry les suivit dans la salle des marchés. Il découvrit avec stupéfaction qu’aucun des quants n’était rentré chez lui. Ils se levèrent tous à son entrée et observèrent un silence complet. Il se demanda si c’était censé constituer une sorte de témoignage de respect, et il espéra qu’ils n’attendaient pas de lui qu’il fasse un discours. Machinalement, il leva les yeux vers les chaînes d’affaires. Le DOW avait récupéré près des deux tiers de ses pertes pour fermer à 387 ; le VIX était en hausse de 60 %. D’après un sondage national à la sortie des urnes, le résultat imminent des élections britanniques serait : « PAS DE MAJORITÉ ABSOLUE. » Bref, une situation incontrôlable. Ça résumait bien tout, songea Quarry. Il vérifia sur l’écran le plus proche le compte de résultats pour la journée, cligna des yeux et le relut, puis se tourna avec incrédulité vers les autres.
— C’est vrai, dit Ju-Long. On a tiré de ce krach un bénéfice de 4,1 milliards de dollars.
— Et le plus beau, ajouta van der Zyl, c’est que ça ne représente que 0,4 % de la volatilité totale du marché. Personne ne va le remarquer, à part nous.
— Nom de Dieu… (Quarry fit mentalement un calcul rapide de la part nette qui lui revenait.) Ça signifie que le VIXAL a réussi à réaliser toutes ses opérations avant qu’Alex le détruise.
Il y eut un silence, puis Ju-Long annonça à voix basse :
— Il ne l’a pas détruit, Hugo. Le VIXAL est toujours opérationnel.
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