— Bon sang, commenta Easterbrook en quittant l’écran des yeux, ça s’est passé il y a moins de cinq minutes, et Vista Airways perd déjà 15 %. Ça s’effondre.
— Ça plonge, ajouta Klein avec un ricanement nerveux.
— Du calme, les gars, demanda Quarry. Il y a des civils, ici. Je me rappelle deux traders de chez Goldman, reprit-il en se tournant vers les clients, qui vendaient à découvert des actions d’assurance aviation le matin du 11 septembre. Ils se sont tapé dans la main en plein milieu de la salle quand le premier avion s’est écrasé. Ils ne pouvaient pas savoir. On ne peut jamais savoir. Le pire peut toujours arriver.
Klein gardait les yeux rivés sur les cours du marché.
— Ouah, murmura-t-il avec admiration. Votre petite boîte noire va rapporter un sacré paquet, Alex.
Hoffmann regarda par-dessus l’épaule de Klein. Les chiffres de la colonne Exécution changeaient rapidement à mesure que le VIXAL exerçait son option de vendre les actions Vista Airways au prix d’avant le crash. Le tableau du compte de résultat, converti en dollars, était un halo de pur profit.
— Je me demande combien vous allez tirer de cette opération, hasarda Easterbrook. 20 millions, 30 millions. Putain, Hugo, les régulateurs vont se précipiter là-dessus comme des fourmis sur un pique-nique.
— Alex, appela Quarry. Il faut vraiment qu’on se parle.
Mais Hoffmann, incapable de détacher les yeux des chiffres qui défilaient sur l’écran, ne l’écoutait pas. La tension était extrême à l’intérieur de son crâne. Il posa les doigts sur sa blessure et suivit les points du bout des doigts. Il avait l’impression qu’ils étaient si tendus qu’ils allaient céder.
« Ça ne pourra pas durer éternellement. Il y a une limite au-delà de laquelle une croissance exponentielle n’est plus soutenable. »
Gordon Moore, auteur de la loi de Moore, 2005.
À en croire une note rédigée plus tard par Ganapathi Rajamani, le directeur des risques de la société, le comité des risques d’Hoffmann Investment Technologies se réunit brièvement à 11 h 57. Les cinq membres de la direction figuraient sur la liste des personnes présentes : le docteur Alexander Hoffmann, président de la compagnie ; l’honorable Hugo Quarry, directeur général ; Lin Ju-Long, directeur financier ; Pieter van der Zyl, directeur des opérations ; et Rajamani lui-même.
La réunion ne fut pas aussi formelle que le compte rendu pourrait le laisser entendre. En fait, après coup, lorsque tout le monde comparerait ses souvenirs, on s’accorderait à dire que personne ne prit de siège. Ils se tenaient debout dans le bureau de Quarry, tous sauf Quarry lui-même, qui s’était perché sur le bord de la table pour garder un œil sur son terminal. Hoffmann reprit son poste près de la fenêtre et écartait de temps à autre les lames des stores pour observer la rue en contrebas. C’était l’autre détail dont tous se souviendraient : il paraissait extrêmement distrait.
— Bon, commença Quarry. Ne perdons pas de temps. J’ai 100 milliards de dollars sur pied qui attendent en salle de conférence, et il faut que j’y retourne. Fermez la porte, voulez-vous, LJ ? (Il attendit d’être sûr qu’on ne puisse pas les entendre.) Je suppose que nous avons tous vu ce qui vient de se passer. La première question est de savoir si, en pariant autant sur la baisse de Vista Airways juste avant que les cours s’effondrent, nous risquons de déclencher une enquête officielle. Gana ?
— Pour faire court, la réponse est oui, presque certainement.
Rajamani était un jeune homme soigné et précis, pénétré de sa propre importance. Son travail était de surveiller les niveaux de risque du fonds et de s’assurer de la légalité des opérations. Quarry l’avait débauché de la Financial Services Authority de Londres six mois plus tôt pour leur servir plus ou moins de vitrine.
— Oui ? répéta Quarry. Même s’il était impossible que nous sachions ce qui allait se produire ?
— La procédure est automatique. Les algorithmes des régulateurs auront détecté toute activité anormale autour des titres de la compagnie aérienne juste avant l’effondrement des cours. Ça les conduira directement à nous.
— Mais nous n’avons rien fait d’illégal.
— Non, à moins d’avoir saboté cet avion.
— Mais on ne l’a pas fait, n’est-ce pas ? dit Quarry en parcourant la pièce du regard. Je sais bien que j’encourage les initiatives personnelles…
— Mais ce qu’ils vont vouloir savoir, néanmoins, reprit Rajamani, c’est pourquoi nous avons vendu à découvert douze millions et demi de titres à ce moment précis. Je sais que ça paraît complètement absurde, Alex, mais le VIXAL a-t-il eu un moyen quelconque d’être au courant du crash avant le reste du marché ?
Hoffmann laissa à contrecœur retomber les lamelles du store dans un cliquetis, puis se retourna vers ses collègues.
— Le VIXAL a un accès numérique direct à Reuters — cela lui donne peut-être un avantage d’une seconde ou deux sur un trader humain, mais rien de plus que plein d’autres systèmes algorithmiques.
— On n’aurait pas pu faire grand-chose dans ce laps de temps de toute façon, déclara van der Zyl. Une position de l’ampleur de la nôtre aurait pris des heures à organiser.
— Quand a-t-on commencé à prendre les options ? demanda Quarry.
— Dès l’ouverture des marchés européens, répondit Ju-Long. À 9 heures.
— On ne pourrait pas passer à autre chose ? fit Hoffmann avec irritation. Il ne nous faudra même pas cinq minutes pour montrer au plus borné des régulateurs que la vente de ces titres à découvert faisait partie de tout un ensemble de paris sur la baisse. Ça n’avait rien de particulier. C’était une coïncidence. Point.
— Bon, en me plaçant du point de vue du régulateur borné, dit Rajamani, je dois dire que je suis d’accord avec vous, Alex. C’est l’ensemble qui importe, et c’est bien pour ça, en fait, que je voulais vous parler, plus tôt dans la matinée, si vous vous rappelez.
— Oui, je suis désolé, mais j’étais en retard pour la présentation.
Quarry n’aurait jamais dû engager ce type, songea Hoffmann. Régulateur un jour, régulateur toujours — c’est comme un accent étranger : on n’arrive jamais à dissimuler complètement d’où on vient.
— Ce sur quoi nous devons vraiment nous concentrer, c’est notre niveau de risque si les cours reprennent — Procter & Gamble, Accenture, Exelon, il y en a des dizaines : des dizaines de millions d’options prises depuis mardi soir. Et chaque fois on se retrouve avec des mises gigantesques et personne pour contrer.
— Et puis il y a aussi le problème de notre exposition au VIX, qui m’inquiète depuis plusieurs jours, maintenant, ajouta van der Zyl. Je vous en ai parlé la semaine dernière, Hugo, vous vous rappelez ?
Il avait autrefois enseigné l’ingénierie à l’Université de technologie de Delft et en avait gardé une approche pédagogique des choses.
— Où en sommes-nous sur le VIX ? s’enquit alors Quarry. J’ai été tellement occupé à préparer cette présentation que je n’ai pas vraiment vérifié nos positions depuis un moment.
— La dernière fois que j’ai regardé, nous arrivions à vingt mille contrats.
— Vingt mille ? répéta Quarry en coulant un regard vers Hoffmann.
— Nous avons commencé à accumuler les futures VIX en avril, quand l’indice était à dix-huit, précisa Ju-Long. Si nous avions vendu plus tôt dans la semaine, nous aurions fait une très bonne opération, et je supposais que c’était ce que nous allions faire. Mais, au lieu de suivre la logique et de vendre, nous continuons d’acheter. Encore quatre mille contrats à 25 la nuit dernière. Ça fait un sacré niveau de volatilité implicite.
Читать дальше