Gabrielle se trouvait dans son atelier et démontait la représentation d’un fœtus, soulevant chaque plaque de verre de sa rainure, dans le socle de bois, pour l’envelopper dans du papier absorbant puis dans du film à bulles avant de la coucher dans un carton. Elle se surprit à penser à quel point il était étrange que tant d’énergie créatrice ait pu surgir du trou noir de cette tragédie. Elle avait perdu le bébé deux ans plus tôt, à cinq mois et demi. Ce n’était pas sa première grossesse à se terminer par un avortement, mais c’était de loin celle qui avait duré le plus longtemps, et qui l’avait anéantie le plus. L’hôpital lui avait fait passer une IRM lorsqu’ils avaient commencé à s’inquiéter, ce qui était inhabituel. Après la fausse couche, plutôt que de rester seule en Suisse, elle avait accompagné Alex en voyage d’affaires à Oxford. Pendant qu’il faisait passer des entretiens à des titulaires de doctorats au Randolph Hotel, elle était entrée dans un musée et était tombée sur un modèle en 3D de la structure de la pénicilline réalisé sur des plaques de Plexiglas en 1944 par Dorothy Hodgkin, prix Nobel de chimie. Une idée avait alors germé dans son esprit et, de retour à Genève, elle avait essayé la même technique avec les IRM de son ventre, qui étaient tout ce qui lui restait de son enfant.
Il lui avait fallu une semaine de tâtonnements pour déterminer quelles images imprimer parmi les deux cents coupes transversales dont elle disposait, comment les retracer sur le verre, quelle encre utiliser et comment l’empêcher de baver. Elle n’avait cessé de se couper sur les bords acérés des plaques de verre. Mais l’après-midi où elle les avait pour la première fois disposées les unes contre les autres, faisant apparaître une silhouette — les doigts serrés, les orteils recroquevillés — cela avait été un miracle qu’elle n’oublierait jamais. Les fenêtres de l’appartement qu’ils occupaient alors s’étaient assombries pendant qu’elle travaillait ; des éclairs fourchus de lumière jaune s’abattaient sur les montagnes. Personne ne voudrait jamais la croire si elle le racontait. C’était tellement spectaculaire qu’elle avait eu l’impression d’exploiter une force élémentaire : de frayer avec les morts. Quand Alex était rentré du travail et avait découvert le portrait, il était resté assis, stupéfait, pendant dix minutes.
Elle s’était ensuite totalement absorbée dans la possibilité de marier art et science pour produire des images de formes vivantes. Elle s’était surtout servie d’elle-même comme modèle et avait convaincu les radiologues de l’hôpital de prendre des scanners d’elle, de la tête aux pieds. Le cerveau était la partie de l’anatomie la plus difficile à obtenir. Elle dut apprendre quels étaient les meilleurs contours à suivre — l’aqueduc de Sylvius, la cuvette formée par la grande veine de Galien, le tentorium cerebelli de la dure-mère et le bulbe rachidien. La simplicité de la forme était ce qui l’attirait le plus, et les paradoxes que cela impliquait — la clarté et le mystère, l’impersonnel et l’intime, le générique et l’absolument unique. En regardant Alex passer son CAT-scan, ce matin, elle avait eu envie de faire un portrait de lui. Elle se demanda si les médecins lui laisseraient récupérer les images, et s’il lui permettrait de le faire.
Elle enveloppa tendrement les dernières plaques de verre, puis le socle, et referma le carton avec de l’adhésif d’emballage marron. Elle avait eu du mal à se décider d’exposer cette œuvre, entre toutes les autres : si quelqu’un l’achetait, elle savait qu’elle ne la reverrait probablement plus jamais. Et pourtant, il lui avait semblé important de le faire dans la mesure où c’était l’objet même de la création : donner à l’œuvre une existence propre, la laisser prendre son envol.
Elle prit le carton et le porta dans le couloir, comme un paquet-cadeau. Sur la poignée des portes et sur les panneaux de bois eux-mêmes, il y avait des traces de la poudre blanc bleuâtre que l’on avait répandue pour relever les empreintes. On avait nettoyé le sang sur le sol du vestibule. Gabrielle sentit sa peau se hérisser lorsqu’elle franchit l’endroit où elle avait trouvé Alex gisant par terre. Puis la silhouette trapue d’un homme surgit soudain à l’entrée du bureau, et elle poussa un petit cri, manquant lâcher le carton. Mais ce n’était qu’un employé du service de sécurité du hedge fund, que Quarry avait envoyé pour veiller sur elle. Il lui montra sa carte et lui prit le carton des mains pour le porter jusqu’à la Mercedes, qui attendait dehors.
Elle protesta qu’elle voulait prendre sa voiture pour aller jusqu’à la galerie. Mais il insista sur le fait que ce n’était pas prudent — pas tant qu’on n’avait pas arrêté l’homme qui avait agressé son mari — et il se montra d’une intransigeance professionnelle tellement bornée que Gabrielle finit par capituler et monta dans la Mercedes.
*
— Putain, c’était brillant, murmura Quarry en attrapant Hoffmann par le coude alors qu’ils sortaient de la salle de conférence.
— Tu trouves ? J’ai eu l’impression de les perdre à un moment.
— Ils s’en fichent d’être largués, du moment que tu les ramènes à ce qu’ils sont venus voir, soit le résultat financier. Et un peu de philosophie grecque, ça plaît à tout le monde, dit-il en faisant passer Hoffmann devant lui. Bon Dieu, ce vieil Ezra est laid comme un pou, mais je pourrais l’embrasser pour son petit numéro de calcul mental, à la fin.
Les clients attendaient avec impatience sur le seuil de la salle des marchés, tous sauf le jeune Herxheimer et le Polonais, Łukasiński, qui tournaient le dos aux autres et parlaient à voix basse et animée dans leur téléphone portable. Quarry échangea un regard avec son associé. Hoffmann haussa les épaules. Même s’ils violaient la clause de confidentialité qu’on leur avait fait signer, il n’y avait pas grand-chose à faire. Ces clauses étaient impossibles à faire appliquer sans avoir des preuves de l’infraction, et il était alors trop tard de toute façon.
— Par ici, s’il vous plaît, appela Quarry, qui, le doigt levé façon guide de voyage organisé, les fit avancer en rang par deux dans la grande salle. Herxheimer et Łukasiński s’empressèrent de raccrocher pour rejoindre le groupe. Elmira Gulzhan, les yeux dissimulés derrière de grandes lunettes noires, prit automatiquement la tête de la file. Clarisse Muissard, en cardigan et pantalon informes, traînait sans son sillage, donnant l’impression d’être sa servante. Hoffmann leva instinctivement les yeux vers la barre défilante de CNBC pour voir ce qui se passait sur les marchés européens. La baisse de toute la semaine semblait s’être enfin arrêtée ; le FTSE 100 avait monté de près de 0,5 %.
Ils se rassemblèrent autour d’un écran de l’équipe Exécution. L’un des quants leur laissa son bureau afin qu’ils aient une meilleure vue.
— Voici donc le VIXAL-4 en action, annonça Hoffmann. (Il se recula pour permettre aux investisseurs de se rapprocher du terminal. Il décida de ne pas s’asseoir : cela leur aurait donné une vision directe de la blessure sur son crâne.) L’algorithme sélectionne les opérations. Vous les voyez s’afficher à gauche de l’écran, dans le fichier des ordres en instance. À droite, il y a les ordres déjà exécutés. (Il se rapprocha un peu afin de lire les chiffres.) Ici, par exemple, commença-t-il, nous avons… (Il s’interrompit, surpris par l’ampleur de l’opération. Il crut un instant que la virgule était à la mauvaise place.) Ici, reprit-il, vous voyez, nous avons un million et demi d’options à la vente sur des Accenture à 52 dollars la part.
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