Sur le mur d’en face, Bloomberg et CNBC affichaient des colonnes de flèches rouges, toutes en baisse. Les marchés européens avaient déjà perdu leurs gains d’ouverture et commençaient à dévisser. Cela affecterait très certainement l’ouverture des cotations américaines, ce qui aurait pour effet de rendre les positions du hedge fund beaucoup moins exposées dès le milieu de l’après-midi. Hoffmann sentit le soulagement l’envahir. Il éprouva même une bouffée d’orgueil. Une fois de plus, le VIXAL se montrait plus malin que les humains qui l’entouraient.
Sa bonne humeur persista dans l’ascenseur qui l’amena au rez-de-chaussée et lorsqu’il pénétra dans le hall, où une silhouette trapue en costume sombre bas de gamme se leva pour l’accueillir. De toutes les manies des nantis, Hoffmann n’en avait jamais trouvé aucune aussi absurde que celle d’avoir un garde du corps qui vous attende à la sortie d’une réunion ou d’un restaurant ; il s’était souvent demandé de qui les riches avaient aussi peur, sinon, peut-être, de leurs actionnaires ou d’un membre de leur famille. Mais, ce jour-là, il fut heureux de trouver cet homme poli au physique de brute qui l’attendait et lui montra sa carte en se présentant comme étant Olivier Paccard, l’homme de la sécurité *.
— Si vous voulez bien attendre un instant, docteur Hoffmann, demanda Paccard. (Il leva la main afin de réclamer poliment le silence et regarda au-dehors. Il avait un fil relié à son oreille.) C’est bon, dit-il. On peut y aller.
Il s’avança rapidement vers l’entrée et appuya sur le bouton d’ouverture avec le bas de sa paume à l’instant même où une longue Mercedes sombre se garait contre le trottoir, conduite par le même chauffeur qui était venu chercher Hoffmann à l’hôpital. Paccard sortit le premier, ouvrit la portière arrière et fit monter Hoffmann. Il effleura brièvement la nuque du physicien et, avant même qu’Hoffmann fût complètement installé sur la banquette, Paccard s’était déjà assis à l’avant, toutes portières refermées et verrouillées, et la voiture se glissait dans la circulation de midi. L’ensemble de la procédure n’avait pas dû prendre plus de dix secondes.
Ils tournèrent brusquement à gauche, faisant crisser les pneus, et foncèrent dans une petite rue sombre qui débouchait sur le lac et tout un paysage de montagnes lointaines. Le soleil n’avait toujours pas réussi à percer les nuages. La colonne blanche du Jet d’eau dressait ses cent quarante mètres contre le ciel gris pour se dissoudre en son sommet en une pluie glaciale qui retombait en cataracte sur la surface noire du lac. Les flashes des appareils des touristes qui se photographiaient au pied du jet lançaient des éclairs dans la pénombre.
La Mercedes accéléra pour prendre un feu rouge de vitesse, puis opéra un nouveau virage serré vers la gauche, emprunta la rue à quatre voies et se retrouva immobilisée devant le Jardin anglais, coincée par un obstacle invisible. Paccard tendit le cou pour voir ce qui se passait.
C’est là qu’Hoffmann venait parfois courir quand il avait un problème à résoudre — sur un circuit qui allait d’ici au bout du parc des Eaux-Vives et qu’il faisait deux ou trois fois si nécessaire, jusqu’à ce qu’il eût trouvé sa réponse, sans parler à personne, sans rien voir. Il n’avait jamais vraiment regardé autour de lui auparavant, et il découvrait à présent ce quartier faussement familier avec une sorte d’étonnement : l’aire de jeux des enfants avec ses toboggans de plastique bleu, la crêperie * en plein air, sous les arbres, le passage piéton où il devait parfois faire du sur-place en attendant que le feu passe au vert. Pour la deuxième fois de la journée, il eut le sentiment d’être un visiteur de sa propre vie et éprouva le soudain désir de demander au chauffeur d’arrêter la voiture et de le laisser descendre. Mais à peine cette idée lui fut-elle venue que la Mercedes accéléra à nouveau. Ils s’immiscèrent dans la circulation dense au bout du pont du Mont-Blanc et en sortirent à vive allure quelques minutes plus tard pour se faufiler entre les camions et les bus plus lents qui allaient vers l’ouest, en direction des galeries et des boutiques d’antiquaires de la plaine de Plainpalais.
« Il n’y a aucune exception à la règle que tout être organisé se multiplie naturellement avec tant de rapidité que, s’il n’est pas détruit, la Terre serait bientôt couverte par la descendance d’un seul couple. »
Charles Darwin,
De l’origine des espèces, 1859.
Contours de l’homme : une exposition de l’œuvre de Gabrielle Hoffmann (elle trouvait que c’était beaucoup plus impressionnant en français qu’en anglais) ne devait durer qu’une semaine à la Galerie d’art contemporain Guy Bertrand, un petit espace blanchi à la chaux, ancien garage de réparation Citroën, situé dans une rue non loin du MAMCO, le célèbre musée d’Art moderne de Genève.
Cinq mois plus tôt, Gabrielle s’était retrouvée assise à côté du propriétaire, M. Bertrand, lors d’une vente de charité organisée pour Noël à l’hôtel Mandarin Oriental — événement auquel Alex avait catégoriquement refusé de participer — et, le lendemain, le galeriste avait réussi à se faire inviter à son atelier pour voir sur quoi elle travaillait. Après dix minutes de flatterie éhontée, il lui avait proposé de monter une exposition moyennant la moitié des recettes et la prise en charge par l’artiste de la totalité des frais. Elle avait bien sûr compris tout de suite qu’il avait été davantage attiré par l’argent d’Alex que par son talent. Elle avait noté au cours de ces dernières années que la grande richesse agissait sur les gens comme un champ de force magnétique invisible qui les attirait ou les repoussait indépendamment de leurs schémas comportementaux habituels. Mais elle avait appris à s’en accommoder. Il y avait de quoi devenir dingue s’il l’on se demandait sans cesse qui était sincère ou hypocrite. Et puis, de toute façon, elle voulait une exposition — elle prit conscience qu’elle la voulait plus qu’elle avait jamais voulu quoi que ce fût de toute sa vie, mis à part un enfant.
Bertrand l’avait pressée d’organiser une soirée de vernissage. Cela susciterait l’intérêt, avait-il assuré, et ferait un peu de publicité. Gabrielle avait rechigné. Elle savait que son mari se montrerait grincheux plusieurs jours auparavant à la simple perspective de ce genre de manifestation. Ils avaient fini par trouver un compromis. Lorsque, à 11 heures pile, les portes s’ouvrirent silencieusement, deux jeunes serveuses en chemisier blanc et minijupe noire se tenaient à l’entrée et offraient une flûte de Pol Roger et des assiettes de canapés à quiconque franchissait le seuil de la galerie. Gabrielle avait craint que personne ne vienne, mais il y avait du monde : les habitués de la galerie, qui avaient été prévenus de la manifestation par mail ; des passants attirés par la vue d’un verre gratuit ; et des amis et connaissances de Gabrielle, qu’elle rameutait depuis des semaines — des noms tirés de vieux carnets d’adresses, des gens qu’elle n’avait pas vus depuis des années. Tous étaient venus. Le résultat fut qu’à midi une réception de plus d’une centaine de personnes battait son plein et se déversait sur le trottoir, où ne tardèrent pas à se rassembler les fumeurs.
Gabrielle en était à sa seconde flûte de champagne quand elle s’aperçut qu’en fait elle s’amusait bien. Son œuvre * consistait en vingt-sept pièces — tout ce qu’elle avait terminé depuis trois ans à part son autoportrait, qu’Alex lui avait demandé de garder et qui était resté sur la table basse du salon. Et, en vérité, une fois l’ensemble bien présenté et convenablement éclairé — les gravures sur verre, surtout —, cela donnait une collection solide et professionnelle, pas moins imposante en tout cas que ce qu’elle avait pu voir en son temps à la plupart des vernissages auxquels elle s’était rendue. Personne n’avait ri. Les gens avaient regardé attentivement les œuvres et fait des commentaires réfléchis, la plupart du temps élogieux. Le jeune journaliste fervent de la Tribune de Genève avait même comparé son souci de l’épure avec la topographie de la tête chère à Giacometti. La seule inquiétude qui étreignait Gabrielle était qu’elle n’avait encore rien vendu, et elle en attribuait pour le moment la faute à Bertrand, qui avait insisté pour afficher des prix très élevés : de 4 500 francs suisses, soit environ 5 000 dollars, pour les CAT-scans des plus petites têtes animales et jusqu’à 18 000 pour le grand portrait en IRM, The Invisible Man . Si rien n’était parti d’ici la fin de la journée, ce serait une humiliation.
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