Il termina d’écrire et parcourut ses notes en tous sens, comme si, en procédant par associations aléatoires, il pouvait trouver un indice qui lui avait échappé jusque-là. Son ami du CERN avait jeté un rapide coup d’œil au dossier personnel d’Hoffmann, et Leclerc en avait noté les grandes lignes : qu’Hoffmann avait rejoint l’équipe qui faisait tourner le grand collisionneur électron-positon à l’âge de vingt-sept ans, et qu’il était l’un des rares Américains affectés à ce projet à l’époque ; que son patron direct l’avait considéré comme l’un des mathématiciens les plus brillants sur place ; qu’il était passé de la construction du nouvel accélérateur de particules, le Grand Collisionneur de hadrons, à la conception des logiciels et systèmes informatiques nécessaires pour analyser les milliards de données produites par les expériences ; qu’après une période prolongée de surmenage, son comportement était devenu suffisamment imprévisible pour que ses collègues se plaignent et que les services de sécurité le prient de quitter les lieux ; enfin, qu’il s’était décidé à prendre un congé maladie prolongé au terme duquel son contrat n’avait pas été renouvelé.
Leclerc était convaincu que Gabrielle Hoffmann n’avait rien su de la dépression nerveuse de son mari : son évidente incapacité à mentir ajoutait au nombre des qualités attachantes de la jeune femme. Hoffmann semblait donc être un mystère pour tous — ses collègues scientifiques, le monde de la finance et même sa femme. Il entoura le nom d’Hugo Quarry.
Ses réflexions furent interrompues par le bruit d’un moteur puissant. Il regarda de l’autre côté de la chaussée et vit une grosse Mercedes anthracite se garer, tous phares allumés, devant la galerie. Avant même qu’elle se soit immobilisée, une silhouette massive en costume sombre jaillit de la place passager, à l’avant, contrôla rapidement la rue devant et derrière eux, puis ouvrit la portière arrière. Les gens éparpillés sur le trottoir avec leur verre et leur cigarette se retournèrent mollement pour voir qui descendait de voiture, puis se détournèrent avec indifférence tandis qu’on faisait franchir les portes au nouveau venu.
« Alors même que nous sommes isolés, nous nous demandons bien souvent, et cela ne laisse pas de nous occasionner du bonheur ou de la peine, ce que les autres pensent de nous ; nous nous inquiétons de leur approbation ou de leur blâme ; or ces sentiments procèdent de la sympathie, élément fondamental des instincts sociaux. L’homme qui ne posséderait pas de semblables sentiments serait un monstre. »
Charles Darwin,
De la descendance de l’homme, 1871.
Ce n’était pas sans effort qu’Hoffmann était parvenu à n’exister nulle part sur la place publique. Un jour, tout au début de l’aventure Hoffmann Investment Technologies et alors que la société ne disposait que de deux milliards de dollars d’actifs en gestion, il avait invité les associés de la plus ancienne agence de communication de Suisse à un petit déjeuner à l’hôtel Président Wilson et leur avait proposé un marché : une rente annuelle de 200 000 francs suisses contre l’assurance que son nom ne serait jamais mentionné nulle part. Il ne fixait qu’une seule condition : si jamais son nom apparaissait ne fût-ce qu’une fois, il déduirait 10 000 francs de leurs honoraires ; s’il était mentionné plus de vingt fois dans l’année, c’est eux qui lui verseraient de l’argent. Après une longue discussion, les associés finirent par accepter son offre et lui donnèrent tous les conseils inverses de ce qu’ils réservaient habituellement à leurs clients. Hoffmann ne fit aucun don à aucune organisation caritative, n’assista à aucun dîner de gala ni à aucune cérémonie de remise de prix professionnels, ne fréquenta aucun journaliste, n’apparut sur aucune liste des plus grandes fortunes dans les journaux, ne soutint aucun parti politique, ne finança aucune institution académique ni ne prononça jamais le moindre discours ni la moindre conférence. Les rares journalistes un peu tenaces étaient dirigés vers les principaux courtiers du hedge fund, toujours trop contents de s’attribuer le succès de l’entreprise, ou, en cas d’insistance extrême, vers Quarry. Les responsables de la communication avaient toujours touché l’intégralité de leurs honoraires, et Hoffmann avait conservé son anonymat.
C’était donc pour lui une expérience inhabituelle et une véritable épreuve que d’assister au vernissage de la première exposition de sa femme. Dès l’instant où il descendit de voiture et traversa le trottoir encombré pour pénétrer dans la galerie bruyante, il regretta de ne pouvoir faire demi-tour et disparaître. Des gens qu’il supposait avoir déjà rencontrés, des amis de Gabrielle, se dressaient devant lui et lui parlaient, mais il avait beau disposer d’un cerveau capable de calculer mentalement des nombres à cinq décimales, il n’avait aucune mémoire des visages. C’était comme si sa personnalité s’était atrophiée pour compenser ses dons. Il entendait ce que les autres disaient, les banalités de rigueur et les remarques creuses, mais, d’une certaine façon, il y était imperméable. Il avait conscience de bredouiller des réponses inappropriées, voire complètement bizarres. On lui proposa une coupe de champagne, mais il prit de l’eau, et c’est alors qu’il repéra Bob Walton, qui le fixait du regard à l’autre bout de la salle.
Walton ! S’il s’attendait à ça !
Avant qu’il ne puisse trouver une échappatoire, son ancien collègue fendait la foule pour le rejoindre, la main tendue, déterminé à lui parler.
— Alex, dit-il. Ça fait un bout de temps.
— Bob, répliqua Hoffmann en lui serrant froidement la main. Je ne crois pas t’avoir revu depuis que je t’ai proposé un poste et que tu m’as renvoyé à la figure que j’étais le diable venu te voler ton âme.
— Je ne crois pas avoir formulé les choses comme ça.
— Non ? Il me semble me rappeler que tu as été assez clair sur ce que tu pensais des scientifiques qui passaient au côté obscur de la force en devenant des quants.
— Vraiment ? Je regrette. Quoi qu’il en soit, reprit Walton en embrassant la salle d’un mouvement de son verre, je suis content que ça ait si bien tourné pour toi. Je t’assure que je suis sincère, Alex.
Il dit cela avec une telle chaleur qu’Hoffmann regretta son hostilité. Lorsqu’il était arrivé de Princeton, ne connaissant personne et sans rien d’autre que ses deux valises et un dictionnaire anglais-français, Walton avait été son chef de service au CERN. Sa femme et lui l’avaient pris sous leur aile — déjeuners dominicaux, recherche d’appartement, covoiturage pour aller au travail et même des tentatives pour lui trouver une petite amie.
— Alors, reprit Hoffmann en faisant un effort pour paraître amical, où en est la recherche de la Particule de Dieu ?
— Oh, on se rapproche. Et toi ? Où en es-tu avec le Saint-Graal toujours plus fuyant de la cybernétique ?
— Pareil. On s’en rapproche.
— Vraiment ? s’étonna Walton en haussant les sourcils. Tu continues donc tes recherches ?
— Bien sûr.
— Tu m’en diras tant. C’est courageux. Qu’est-ce qui t’est arrivé à la tête ?
— Rien. Un accident bête. (Il jeta un coup d’œil en direction de Gabrielle.) Je crois que je devrais peut-être aller saluer ma femme…
— Bien sûr, pardonne-moi, dit Walton en lui tendant à nouveau la main. Eh bien, j’étais content de te parler, Alex. On devrait se voir vraiment un de ces jours. Tu as mon adresse mail.
— En fait, non, je ne l’ai pas, lança Hoffmann alors qu’il s’éloignait.
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