Elle le dévisagea et commença à se masser le coude. Elle pleurait en silence. Il prit conscience qu’il avait dû lui faire mal.
— Je te demande pardon.
Elle leva les yeux vers le ciel, et sa gorge se serra. Puis elle finit par reprendre la maîtrise de ses émotions.
— Tu n’as vraiment pas la moindre idée de ce que représentait cette exposition pour moi ? demanda-t-elle.
— Bien sûr que si…
— Et maintenant, tout est fichu. Et c’est ta faute.
— Allons, Gabrielle, comment peux-tu dire une chose pareille ?
— Mais c’est le cas, Alex, tu comprends. Parce que soit c’est toi qui as tout acheté en croyant par je ne sais quelle logique masculine primaire me faire une faveur. Soit c’est cette autre personne qui, selon toi, essaie de te déstabiliser mentalement. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est toi… toujours.
— Ce n’est pas vrai.
— D’accord, alors qui est cet homme mystère ? De toute évidence, il n’a rien à voir avec moi. Tu dois bien avoir une idée. Ce serait un adversaire ? Un de tes clients ? La CIA ?
— Ne sois pas bête.
— Ou ce ne serait pas Hugo ? Est-ce que ce ne serait pas une des farces de collégien si personnelles d’Hugo ?
— Ce n’est pas Hugo. J’en mettrais ma tête à couper.
— Oh non, bien sûr que non — impossible que ça puisse être ton cher petit Hugo, c’est ça ? dit-elle, les yeux secs à présent. Mais qu’est-ce que tu es devenu, Alex ? Leclerc voulait savoir si c’était pour le fric que tu avais quitté le CERN, et je lui ai répondu que non. Mais est-ce que tu t’écoutes parler en ce moment ? 200 000 francs… 400 000 francs… 60 millions de dollars pour une maison dont on n’a même pas besoin…
— Tu ne t’es pas plainte quand on l’a achetée, si je me souviens bien. Tu disais que tu aimais l’atelier…
— Oui, mais c’était seulement pour te faire plaisir ! Juste pour savoir, ajouta-t-elle, comme si elle pensait soudain à quelque chose, combien tu as maintenant ?
— Laisse tomber, Gabrielle.
— Non, dis-moi. Je veux savoir. Combien ?
— Je n’en sais rien. Ça dépend du mode de calcul.
— Eh bien, essaie. Donne-moi un chiffre.
— En dollars ? En gros ? Je ne sais vraiment pas. 1 milliard. 1,2 milliard.
— 1 milliard de dollars ? En gros ?
Elle fut un moment trop incrédule pour parler.
— Tu sais quoi ? Oublie ça. C’est fini. Pour moi, tout ce qui importe, maintenant, c’est de me barrer de cette putain de ville où la seule chose qui compte, visiblement, c’est le fric .
Elle fit volte-face.
— Qu’est-ce qui est fini ?
Il lui reprit le bras, mais moins vigoureusement, sans conviction, et, cette fois, elle se retourna et lui assena une gifle violente. Il la lâcha aussitôt.
— Ne t’avise plus jamais, cracha-t-elle en brandissant son index vers lui, plus jamais , de m’attraper de cette façon.
Et voilà. Elle était partie. Elle marcha jusqu’au bout de la rue et tourna au coin, laissant Hoffmann la main pressée contre sa joue brûlante, incapable de comprendre la catastrophe qui s’était abattue si rapidement sur lui.
*
Leclerc avait assisté à toute la scène depuis le confort de sa voiture. Elle s’était déroulée devant lui comme s’il était dans un drive-in . Toujours sous ses yeux, Hoffmann fit lentement demi-tour et repartit vers la galerie. L’un des deux gardes du corps qui se tenaient dehors, bras croisés, lui adressa quelques mots, et Hoffmann esquissa un geste las, sans doute pour lui indiquer de suivre sa femme. L’homme se mit en route. Puis Hoffmann pénétra dans la galerie, suivi par son propre ange gardien. Leclerc avait une vue parfaite : la devanture était en grande partie vitrée, et la galerie était presque vide à présent. Hoffmann s’avança vers le propriétaire, M. Bertrand, et se mit de toute évidence à l’accabler de reproches. Il sortit son téléphone portable et l’agita devant la figure du galeriste. Bertrand leva les mains et Hoffmann l’attrapa par les revers de sa veste pour le pousser contre le mur.
— Seigneur Marie Joseph ! Qu’est-ce que c’est encore, marmonna Leclerc.
Il voyait Bertrand chercher à se dégager de l’étreinte d’Hoffmann, qui le tenait à bout de bras puis le plaqua à nouveau contre le mur, plus violemment que la première fois. Leclerc grommela un juron, ouvrit sa portière à la volée et sortit avec raideur sur le trottoir. Il avait les genoux ankylosés et, alors qu’il gagnait la galerie en grimaçant, il médita une fois de plus sur la cruauté du destin, qui l’obligeait à faire encore ce genre de choses alors qu’il était plus proche de la soixantaine que de la cinquantaine.
Le temps qu’il les rejoigne, le garde du corps d’Hoffmann s’était interposé fermement entre son client et le propriétaire de la galerie, qui lissait les pans de sa veste et lançait des insultes à Hoffmann, lequel n’était pas en reste. Derrière eux, le meurtrier exécuté gardait le regard fixe, impassible dans sa cage de verre.
— Messieurs, messieurs, dit Leclerc. Veuillez cesser, je vous prie. Merci.
Il montra sa carte au garde du corps, qui l’examina avant de le dévisager puis de lever fugitivement les yeux au ciel.
— Absolument. Docteur Hoffmann, ce n’est pas une façon de se conduire. Ça me peinerait de devoir vous arrêter après tout ce que vous avez subi aujourd’hui, mais je le ferai si c’est nécessaire. Qu’est-ce qui se passe, ici ?
— Ma femme est absolument bouleversée, et tout ça parce que cet homme a agi de la façon la plus stupide possible…
— C’est ça, l’interrompit Bertrand, « la plus stupide possible » ! Je lui ai vendu toutes ses œuvres dès le premier jour de sa première expo, et en guise de remerciements je me fais agresser par son mari !
— Tout ce que je veux, répliqua Hoffmann d’une voix que Leclerc trouva proche de l’hystérie, c’est le numéro de compte en banque de l’acheteur.
— Et je lui ai répondu que c’était tout à fait hors de question ! C’est une information confidentielle.
Leclerc se retourna vers Hoffmann.
— Pourquoi est-ce si important ?
— Quelqu’un, dit Hoffmann en s’efforçant de contrôler sa voix, fait clairement tout ce qu’il peut pour m’anéantir. J’ai obtenu le numéro de compte utilisé pour commander le livre que j’ai reçu hier soir, visiblement pour me faire peur ou je ne sais quoi. Je l’ai là, sur mon portable. Et maintenant, je crois que c’est le même compte, censément à mon nom, qui a été utilisé pour saboter l’exposition de ma femme.
— Saboter ! railla Bertrand. Nous, on appelle ça une vente !
— Mais ce n’était pas une vente, si ? Tout a été vendu en bloc. Est-ce que c’est déjà arrivé avant ?
— Ach ! fit Bertrand en balayant l’argument d’un geste.
Leclerc les regarda et poussa un soupir.
— Montrez-moi le numéro de compte, monsieur Bertrand, s’il vous plaît.
— Je ne peux pas faire ça. Et puis, pourquoi le ferais-je ?
— Parce que si vous n’obtempérez pas, je vous ferai arrêter pour obstruction à une enquête criminelle.
— Vous n’oseriez pas !
Leclerc le toisa. Malgré son âge, il pouvait encore se charger de tous les Guy Bertrand de la Terre les yeux fermés.
— C’est bon, finit par bredouiller le galeriste. Il est dans mon bureau.
— Docteur Hoffmann, votre téléphone, je vous prie.
Hoffmann lui montra sa page mail sur l’écran.
— Voici le message que m’a envoyé le bouquiniste, avec le numéro de compte.
Leclerc saisit le portable.
— Veuillez rester ici, s’il vous plaît.
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